Nice
versait les cageots de raisin. « Allez, allez »,
Carlo avait commencé à piétiner les grappes, Madame Oberti frappait dans ses
mains, Rina s’était mise à chanter. L’odeur sucrée du raisin montait peu à peu.
Tous reprenaient en chœur les refrains de Rina. Des gosses des maisons voisines
étaient venus accompagner de leurs cris les chants. Madame Oberti les chassait
d’un geste alors qu’ils volaient des grappes et s’enfuyaient dans la rue.
On n’avait mangé qu’une fois le travail achevé, quand les tonneaux
avaient été remplis de jus rouge. Madame Oberti surveillait la fin du travail
depuis la fenêtre de la cuisine, elle demandait qu’on sorte dans la cour la
longue table que quatre hommes soulevaient avec peine. Il devait être deux
heures. Le soleil était à la verticale de la cour. Les hommes s’étaient assis.
Madame Oberti et ses filles apportaient les plats de raviolis couverts de la
sauce brune de la daube. On se faisait passer la bonbonne de vin. Puis, à la
fin du repas, Madame Oberti avait pris dans sa poche les toscans, un pour
chacun et elle en avait allumé un pour elle.
Quelques-uns des pensionnaires de Madame Oberti étaient devenus
pour Carlo des amis. Il sortait souvent avec Jouanet, le terrassier, un homme
rond, les jambes courtes, le torse gonflé de muscles et qui semblait né une
pelle à la main. Après quatorze heures de travail, il était aussi vif qu’au
matin, essayant d’entraîner Carlo vers la Place. Il ne la désignait pas, mais
Madame Oberti, dès qu’il commençait à parler le guettait, tapant du poing sur
la table : « Tu le laisses tranquille, ou je t’envoie dehors, cochon. »
C’était la place du bordel, au bout de la rue Bonaparte. Des hommes y
plaisantaient devant la maison basse aux volets clos. Jouanet se renversait en
arrière sur sa chaise, riait : « On est des hommes quoi. » « Tais-toi,
cochon. » Il y avait aussi Sauvan, un charpentier. Il savait lire. Il
buvait peu, se taisait, les mains ouvertes sur la table, prêtant à Carlo des
brochures, une histoire de confréries ouvrières, de secrets transmis depuis le
Moyen Âge. Il chiquait, fraternel et pourtant absent, regardant autour de lui,
jouant parfois avec un mètre pliant, en bois jaune, les angles renforcés par
des coins de cuivre. Grinda, le charretier, était au contraire un braillard au
visage empourpré. On poussait vers lui une bouteille, il levait les bras au
ciel et sa mimique déjà faisait rire. Il tordait sa bouche, écrasait son nez,
d’une casquette il faisait un masque, de comédie. Quand il commençait à parler,
on oubliait qu’il était lourd, incapable d’un pas de danse. On s’attendait
qu’il saute sur la table, commence des cabrioles, comme un bouffon ou un
arlequin. Il bousculait Sauvan, il entraînait Carlo, il détournait Jouanet de
la rue Bonaparte. « Viens, j’ai un ami », Grinda était l’homme des
combines. Des petits vols, des trafics. Il revenait des abattoirs avec des
paquets de tripes, qu’il jetait sur la table de Madame Oberti : « Faites-nous
ça pour demain soir, je régale tout le monde. »
Ils avaient réussi tous les quatre au bout de quelques mois
à se grouper dans la même chambre. Parfois, ils y mangeaient, assis sur leur
lit, leur assiette sur les genoux, Grinda et Jouanet avaient obtenu d’approcher
des fourneaux et Madame Oberti fournissait l’huile, le sel la sauce tomate, les
oignons, ils faisaient un plat de pâtes qu’ils mangeaient entre eux. Souvent
Grinda ouvrait une bouteille d’asti. « Un échange » disait-il. Entre
charretiers, ils faisaient du troc. Il donnait de la viande, il recevait du
vin. « Vous pouvez m’avoir un peu de bonne farine » demandait Madame
Oberti. Il en rapportait dès qu’un bateau chargé de sacs en provenance d’Odessa
avait commencé à être vidé par les dockers. Quelquefois, il racontait en riant
l’un de ses « systèmes ». « Tu perces un tonneau d’asti, avec
une mèche, pas plus grosse qu’un clou, ça gicle, tu remplis ta bouteille. Tu as
préparé une cheville de bois. » Il faisait le geste de boucher le trou
avec la paume, d’enfoncer la cheville du pouce, « un coup de maillet, un
peu de poussière, cia barraca ».
Ils sortaient ensemble, allaient s’attabler dans une gargote
du babazouk, la vieille ville aux odeurs de fruit pourri et de tanin. Ils y
mangeaient en se tachant les doigts, la socca, cette farine de pois chiches
délayée,
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