Nice
le sol, qu’il s’était souvenu qu’il était vieux.
Mais le regain avait duré quelques jours encore. Vincente
avait cherché une valise, demandé à Dante de lui en prêter une, dit à Roland :
« Tu vas voir, je te rapporte quelque chose. » Puis Carlo qu’on ne
voyait plus, la fatigue de nouveau, les semaines, la valise rendue, et
maintenant Luigi.
Luigi le premier.
À quoi cela servait d’aller là-haut, demain matin, pour voir
la caisse osciller sur les épaules noires ? Il était mort depuis si longtemps,
Luigi. Eux, les aînés, ils avaient eu le temps d’enfouir de la vie dans leurs
veines, à Mondovi, avant que le père et la mère meurent. Mais Luigi ?
Poussé ici, sur cette grève, sans souvenir, avec si peu de passé, dix ans à
peine, et eux, les aînés, Carlo, Vincente, qui avaient trop à faire avec leur
faim, pour le garder entre eux, épaule contre épaule. Ils avaient marché
devant, laissé Luigi s’éloigner peu à peu, choisir sa route, Luigi qui avait payé
le prix pour eux trois.
— Demain matin, je viens avec toi, disait Louise.
Vincente finissait sa soupe, se levait.
— Tu manges plus rien ? demandait encore Louise.
Mort, Luigi. Et ce n’était que cela, un peu plus de fatigue,
l’envie de s’allonger.
Vincente entrait dans sa chambre. Dans une caissette de bois
qu’il avait lui-même assemblée, il gardait quelques papiers, une dizaine de
photographies, plaques de métal brillantes où apparaissaient des silhouettes
aux contours flous. Luigi près de Lisa, dans la cour de la maison Merani, Lugi
en costume noir quand il allait chanter chez la comtesse d’Aspremont. La belle
voix de Luigi, frêle et audacieuse comme la pousse nouvelle d’un arbre
fruitier. Un autre Luigi, là, la voix comme une preuve, mais qui se souvenait ?
Mutilé, poignardé, et ils avaient encore fait éclater le visage. Pauvre Luigi.
De quoi ils avaient peur ? Que tu ne meures pas ?
— Ils l’ont massacré, disait Rose après l’inhumation.
Elle parlait à Vincente pendant que Zézé mettait le moteur
de la voiture en route.
— Je vais vendre, je suis pas tranquille ici.
Elle s’asseyait dans la voiture.
— Vous voulez qu’on vous redescende ?
Seul. Il attendait que la voiture se soit éloignée, puis il
s’enfonçait dans les allées, s’immobilisait devant la tombe de Lisa. Si Luigi
avait eu la chance de rencontrer une Lisa, lui aussi, si…
Un chemin s’en va là, un autre ici, un mot parfois suffit,
et la route est prise et il faut aller jusqu’au bout. Et cela va si vite, comme
un cheval qui s’emballe, et la route descend, et l’on a beau tourner le frein,
les patins sur les roues cerclées d’acier glissent. Vincente leva la tête.
— C’est déjà fait ? demanda Carlo.
Il s’était approché de Vincente, le chapeau à la main.
— Già, es faccie. C’est déjà fait.
— Où est-ce qu’il est ?
Vincente conduisait Carlo. Les cyprès étaient encore grêles,
la terre des allées était mal tassée. Une plaque seulement : Luigi REVELLI 1878-1937.
— Pour le voyage, dit Carlo, il avait pas voulu, alors,
tous les deux…
— On était trois, dit Vincente, trois. À deux, à quoi
ça sert ?
Ils marchaient lentement le long des talus jaunes.
— C’était le moins vieux, dit Carlo.
Sa voiture était garée dans une courbe, à quelques mètres de
l’entrée du cimetière.
— Je rentre à pied, dit Vincente. J’ai le temps. Je travaille
plus.
Carlo regarda la route qui, en plusieurs lacets, descendait
vers la vallée du Paillon. Il voulut insister, mais Vincente le devança :
— À pied, répéta-t-il.
— Attends-moi.
Carlo souleva les glaces de sa voiture, vérifia la fermeture
des portières.
— Je ne suis pas pressé, dit-il en rejoignant Vincente.
J’enverrai quelqu’un.
Ils se mirent à descendre, marchant au milieu de la route,
laissant Luigi derrière eux.
36
Debout côte à côte. Carlo Revelli n’avait pas besoin de
tourner la tête. Il sentait la présence de son fils au relâchement de son
corps, un peu comme on souffle, après l’effort, quand on a poussé la brouette
le long des plans inclinés jusqu’au sommet de l’échafaudage et qu’on s’appuie
un instant contre un mur, à l’ombre, et il fait bon, on vole ce repos, cette
paix des muscles, et la tête est vide. Il aurait voulu dire à Alexandre, ces
souvenirs, cette sensation. Mais est-ce qu’il y a des mots, des moments pour
dire ça ?
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