Nice
s’élargissait sur le
trottoir et je demeurais seul, m’approchant du soldat, des civils en chemises
noires qui gesticulaient, voulaient l’embrasser, et il les repoussait avec
mépris, me semblait-il.
Des bruits de moteur m’attiraient sur la place Masséna,
scène mal éclairée où des officiers faisaient disposer des canons prenant les
avenues en enfilade. Sous les arcades, je traversais la foule silencieuse,
visages masqués par l’obscurité redoublée qu’un éclat de phare tranchait un
instant. J’apercevais le convoi d’artillerie qui prenait la rue de France, je
courais à côté de lui, je voyais ma mère et Christiane devant l’entrée de la
cour, près d’un policier militaire.
Beaux les soldats italiens ?
Souvent, dans les mois qui ont suivi, je les ai côtoyés dans
la cour de l’Hôtel Impérial. Ils me donnaient du riz, du pain. En bras
de chemise, le col ouvert, ils ressemblaient à des ouvriers trapus et las. Eux
aussi s’asseyaient sur les marches qui conduisaient aux cuisines. Mon père,
souvent, appuyé à la rampe, parlait avec eux.
— La guerra, la guerre…
Ils grimaçaient, jouaient avec Christiane qu’ils prenaient
sur leurs épaules, s’inclinaient devant ma mère « la signora Revelli »,
me bousculaient en riant :
— Tu sei italiano. Revelli, tu es italien.
Je criais :
— Français, français, Nice est française, et je suis
français.
Tout à coup quelqu’un sifflait plus fort. Ils se taisaient,
baissaient la tête. Un officier, sanglé, la badine sous le bras, la chemise
noire tranchant sur l’uniforme vert, entrait dans la cour, hurlait, et le temps
de sa présence, ils redevenaient des soldats.
L’un d’eux, plus vieux, un brassard de deuil sur son uniforme,
descendait quelquefois à l’atelier. Antoine ou Rafaele Sori venait à ces
moments-là et mon père le rejoignait.
Je les guettais, m’efforçant de les approcher sans qu’ils
m’aperçoivent, je frôlais les courroies des machines, je me glissais entre les
vieux meubles, je voyais enfin le soldat qui tendait son paquet de cigarettes à
mon oncle Antoine, lisant lentement une feuille que Sori lui avait donnée. Mon
père déposait sur l’établi d’autres feuilles, j’imaginais que, conspirateurs,
ils se communiquaient des plans, qu’ils allaient s’emparer d’une citadelle, le
Château peut-être, où s’était installée une unité d’artillerie. Ou bien se
préparaient-ils à attaquer dans les quartiers périphériques de la ville l’un
des cantonnements des troupes d’occupation.
Je connaissais l’un d’eux proche, dans le vallon de la
Madeleine, de l’appartement d’Antoine et de Giovanna. Avec Edmond, nous nous
avancions vers les sentinelles qu’entouraient toujours deux ou trois jeunes
filles. Nous quémandions :
— Cigarette ? Una cigaretta ?
Ils nous en lançaient une que nous allumions, assis sur le
bord du canal.
D’autres unités s’étaient installées vers l’Est, à l’Ariane,
et les soldats descendaient à pied la rue de la République. Certains entraient
dans la cour de la maison de mon grand-père. Ils parlaient avec lui en
piémontais, revenaient avec du café ou de l’huile, un morceau de viande
parfois.
— Mon fils Lucien est prisonnier, leur expliquait
Louise, in Germania.
— Bruti i tedeschi, guerra bruta.
Ils s’asseyaient dans la cuisine, enlevaient leur vareuse,
et quand je tentais de coiffer leurs calots, ils répétaient :
— Guerra bruta.
Ils étaient des acteurs fatigués qui ne se grimaient plus.
Quelques-uns, carabiniers en grand uniforme, essayaient encore sur la Promenade
des Anglais de prolonger la parade, mais la troupe déjà se défaisait. La ville
la défiait.
J’aimais ce climat de fronde, l’atmosphère des ruelles
proches du Château, pavoisées de tricolore et que le mois de mai teintait de lumière
déjà vive. La complicité des passants venus saluer la vieille ville qui
plébiscitait la France en arborant ses couleurs, m’exaltait :
— Tu vois le peuple, disait mon père, il ne se trompe
pas.
Je courais devant lui, je le retrouvais alors qu’il
s’attardait avec un ami devant la cathédrale et il était soucieux, il
m’entraînait vers la Promenade.
— Rafaele Sori, tu te souviens (il me prenait l’épaule)
les Italiens l’ont arrêté. Tu vas rentrer, tu te renseignes, tu sais le soldat ?
Le plus vieux, au brassard de deuil, essaye de savoir. Je vais chez Antoine,
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