Nord et sud
qu’ils suivent l’avis de la majorité,
même s’ils pensaient pas comme eux. Et surtout, interdiction de pas respecter la
loi. Si les autres les voyaient s’armer de patience et continuer la lutte, même
le ventre vide, eh bien ils suivraient. Mais pas question que ça dégénère en bagarre,
même avec les jeunes, et à la première alerte, on devait tout arrêter, parce qu’ils
savaient trop bien comment ça se passait dans ces cas-là, ils en avaient trop vu
dans le passé, des bagarres. Ils devaient essayer de discuter avec les jaunes, de
les raisonner, peut-être même de les exclure ; mais de toute façon, le comité
avait donné la consigne à tous les membres du syndicat de renoncer plutôt que de
porter un coup. Et ils étaient sûrs que la foule les suivrait. En plus, le comité
savait qu’ils demandaient que des choses justes, et ils voulaient pas tout mélanger
en mettant le juste avec l’injuste jusqu’à ce qu’on puisse plus les séparer, comme
moi j’arrive pas à séparer la poudre que vous m’avez donnée comme médicament de
la gelée que vous m’avez dit de prendre avec. Y a bien plus de gelée, mais le goût
de la poudre est plus fort. Voilà, je vous ai tout raconté, mais maintenant j’en
peux plus. Vous êtes assez grande pour imaginer toute seule que papa en a gros sur
le cœur de voir que tout a raté à cause d’un crétin comme Boucher, qu’est allé contre
les ordres du comité et qu’a fait capoter la grève, comme s’il voulait faire le
Judas. Ah, papa lui a passé un drôle de savon hier soir. Il l’a même menacé d’aller
trouver les policiers pour leur dire où ils pouvaient le trouver, le meneur de l’émeute.
Il a dit qu’il le dénoncerait aux patrons d’usine, et qu’après, ils en feraient
bien ce qu’ils voudraient. Qu’il leur montrerait à tous que les vrais meneurs de
la grève, c’étaient pas des Boucher, mais des hommes qui savaient prendre leurs
responsabilités : bons ouvriers et bons citoyens, qui respectaient la loi et
la justice, et qui s’en prendraient jamais à la propriété ni à la vie des autres.
Que ce qu’ils voulaient, c’étaient seulement des salaires justes, et qu’ils refusaient
de travailler, tant qu’ils les auraient pas obtenus, même s’ils devaient crever
de faim. Mais que jamais ils toucheraient aux biens ni à la vie des autres. Parce
que, dit Bessy en baissant la voix, il paraît que Boucher a lancé une pierre à la
sœur de Thornton, et qu’il a failli la tuer.
— Ce n’est pas vrai, dit Margaret. Ce n’est pas Boucher
qui a lancé la pierre...
Elle rougit, puis pâlit.
— Vous y étiez, alors ? demanda Bessy d’une voix faible :
et de fait, ses propos avaient été très saccadés, comme s’il lui était plus pénible
que d’habitude de parler.
— Oui. Enfin, peu importe. Continuez. Seulement, ce n’est
pas Boucher qui a lancé la pierre. Mais qu’a-t-il répondu à votre père ?
— Il a rien dit du tout. Sa rage l’avait vidé et il tremblait.
À ce point que j’ai pas pu le regarder. Je l’entendais qui respirait vite, et à
un moment, j’ai cru qu’il pleurait. Mais quand mon père l’a menacé de le donner
à la police, il a poussé un grand cri, lui a donné un coup de poing dans la figure,
et puis il a filé comme l’éclair. Il avait beau être affaibli par la rage et par
la faim, le Boucher, mon père est quand même resté d’abord assommé par le coup.
Il s’est assis un moment, il a mis la main devant ses yeux et puis il a voulu sortir.
Je sais pas où j’ai pris la force, mais je me suis levée du divan pour me cramponner
à lui. « Papa, papa, j’ai dit. Tu vas pas aller dénoncer ce pauvre crève-la-faim.
Je te lâcherai pas tant que t’auras pas promis de pas le faire. – Sois pas bête,
qu’il m’a dit, tu sais bien qu’on a plus vite fait de parler que d’agir. Jamais
j’ai eu l’intention de moucharder, même s’il le mérite sacrement ! Si un autre
avait fait le sale boulot pour qu’il soit coffré, ça m’aurait pas dérangé. Mais
maintenant qu’il m’a frappé, je peux encore moins le dénoncer qu’avant, parce que
ça reviendrait à demander à d’autres de régler mes comptes à ma place. Mais si jamais
il se remet, quand il crèvera plus de faim, lui et moi on se donnera une bonne grattée,
et on se travaillera au sabot [58] .
J’y apprendrai à vivre, moi. » Alors, mon père m’a fait lâcher, c’est vrai
que je tenais pas
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