Nord et sud
de sang,
et semblait avoir oublié qu’il n’était pas seul ; il fronça les sourcils en
voyant les deux jeunes filles qui l’observaient. Lourdement, il s’ébroua, leur adressa
un autre regard noir et, sans dire un mot, se dirigea vers la porte.
— Papa, oh, papa ! s’écria Mary, lui barrant le passage.
Non, pas ce soir ! Quand tu voudras, mais pas ce soir. Oh, aidez-moi !
Il va encore aller boire ! Papa, je te lâcherai pas. Cogne-moi si tu veux,
mais je te lâcherai pas. Ses derniers mots, c’était pour que je t’empêche de boire.
Entre-temps, Margaret s’était postée dans l’embrasure de la porte,
muette, mais avec un air d’autorité. Il leva sur elle un regard de défi.
— Ici, je suis chez moi. Écartez-vous, ma fille, sinon,
je vous bouscule.
Il avait repoussé Mary avec violence et semblait prêt à frapper
Margaret, qui ne broncha pas et garda fixés sur lui ses grands yeux impassibles
et sérieux. Si elle avait fait le moindre mouvement, il l’aurait écartée encore
plus brutalement que sa pauvre fille, dont le visage saignait car elle était tombée
contre une chaise.
— Pourquoi vous me regardez comme ça ? demanda-t-il
enfin, intimidé et impressionné par son calme sévère. Si vous croyez que vous pouvez
m’empêcher d’aller où je veux sous prétexte qu’elle vous aimait, et ça, dans ma
propre maison, où je vous ai pas demandé de venir, vous vous mettez le doigt dans
l’œil. C’est quand même un peu raide d’empêcher un homme d’aller chercher le seul
réconfort qui lui reste.
Margaret comprit qu’à sa façon, il reconnaissait son autorité.
Que faire ? Il s’était assis tout près de la porte, partagé entre la soumission
et la rancœur, et bien décidé à sortir dès qu’elle aurait tourné les talons, mais
hésitant à utiliser la violence dont il l’avait menacée il n’y avait pas cinq minutes.
Margaret lui posa la main sur le bras.
— Venez avec moi. Venez la voir !
Elle prononça ces mots d’une voix très basse et solennelle, où
l’on ne percevait ni la moindre peur, ni le moindre doute quant à son obéissance.
Il se leva, la mine renfrognée et resta là, indécis, comme s’il se complaisait dans
son hésitation. Elle attendit sans bouger, attendit tranquillement et patiemment,
qu’il se sente prêt à la suivre. Il prit un étrange plaisir à la faire patienter ;
enfin, il se dirigea vers l’escalier. Lorsqu’ils se trouvèrent tous deux à côté
du cadavre, elle dit :
— Ses derniers mots à Mary ont été : « Empêche
mon père de boire. »
— Ça peut plus la déranger, maintenant, murmura-t-il. Rien
ne peut plus la déranger, maintenant.
Puis sa voix se fit plus aiguë et se mua en plainte :
— On peut bien se disputer et être en bisbille, ou faire
la paix et être bons amis ; on peut bien plus avoir que la peau sur les os
à force de claquer du bec, c’est tout pareil : nos soucis la toucheront plus
jamais. Elle en a eu sa part. Entre le moment où elle a trimé dur et celui où elle
a été malade, elle a eu une vie de chien. Dire qu’elle est morte sans avoir eu de
quoi se réjouir une seule journée ! Ah, ma fille, elle a eu beau dire, maintenant,
elle y verra plus rien, alors faut que j’aille boire un coup, histoire de me fortifier
contre ma peine.
— Non, répondit Margaret, qui s’adoucissait à mesure qu’il
s’adoucissait lui-même. Non, vous n’irez pas. Même si sa vie a été telle que vous
la décrivez, en tout cas, elle ne craignait pas la mort comme beaucoup. Oh, si vous
l’aviez entendue parler de la vie à venir, de cette vie secrète avec Dieu, qu’elle
a rejoint à présent !
Il secoua la tête en lançant un regard de biais à Margaret, qui
fut douloureusement frappée par sa pâleur et son air défait.
— Vous êtes très fatigué. Où étiez-vous toute la journée ?
Pas au travail en tout cas ?
— Pas au travail, pour sûr, dit-il avec un petit rire sans
joie. On peut pas appeler ça du travail. Non, je suis resté au comité jusqu’à ce
que j’en aie eu ma claque d’essayer de faire entendre raison à des idiots. Il était
pas sept heures ce matin que la femme de Boucher m’a envoyé chercher. Elle a beau
être clouée au lit, elle s’était mise dans tous ses états parce qu’elle savait pas
où était passé son bon à rien de mari. Comme si c’était à moi de le garder, hein !
Et comme s’il était capable de m’écouter, hein ! Ce
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