Nord et sud
plaisantes et insouciantes, de faire passer agréablement la soirée – un
vieil ami intime, dont Mr Thornton, qui le connaissait depuis des années, ne
pouvait ignorer les manières. Et pour finir, parler à Margaret sur ce ton !
Elle ne se leva ni ne quitta la pièce, comme elle l’avait fait autrefois lorsqu’il
l’avait agacée en étant trop abrupt ou trop violent. Elle resta assise, immobile,
après un premier regard de surprise peinée, un regard qui évoquait celui d’un enfant
injustement grondé. Ses yeux s’étaient dilatés lentement et avaient pris une expression
de surprise peinée ; puis elle les baissa, se pencha sur son ouvrage et ne
dit plus un mot. Mais comme il ne pouvait s’empêcher de la regarder, il vit frémir
son corps lorsqu’elle exhala un soupir, comme si un froid inaccoutumé la faisait
trembler. Il éprouva alors ce qu’eût éprouvé une mère interrompue pendant qu’elle
berçait son enfant et obligée de partir avant d’avoir pu, par son lent sourire confiant
et tendre, l’assurer de son indéfectible amour. Ses réponses se firent brèves et
sèches ; mal à l’aise et irrité, il était incapable de différencier paroles
sérieuses et plaisantes, n’attendant qu’un regard, une parole d’elle, devant lesquels
il eût pu se prosterner en toute humilité pour se faire pardonner. Mais elle ne
lui adressa pas un regard, pas un mot. Ses doigts ronds et effilés volaient sur
sa couture avec une régularité et une rapidité telles qu’on eût dit que cet ouvrage
était toute sa vie. Elle ne pouvait éprouver pour lui que de l’indifférence, pensa-t-il,
sinon la ferveur passionnée de son attente l’aurait forcée à lever les yeux, ne
fût-ce qu’un instant, pour lire dans les siens son repentir tardif. Il eût pu la
frapper avant de partir, afin que l’étrangeté brutale d’une action publique pût
lui valoir le privilège d’avouer à Margaret le remords qui lui rongeait le cœur.
Heureusement pour lui, il dut encore faire une longue marche pour rentrer chez lui
avant que la soirée ne s’achève. Elle le dégrisa et il prit la résolution austère
de voir désormais Margaret le plus rarement possible, puisqu’il lui suffisait de
se trouver face à ce visage et à ce corps, d’entendre cette voix pareille aux doux
accords d’une mélodie pure, pour perdre à ce point la tête. Eh bien soit !
Il avait connu l’amour : une douleur poignante, une expérience violente dont
les flammes le brûlaient toujours ! Mais il trouverait à s’échapper de cette
fournaise et atteindrait coûte que coûte la sérénité de l’âge mûr, humanisé et enrichi
d’avoir éprouvé cette grande passion.
Lorsqu’il eut quitté la pièce d’une façon assez abrupte, Margaret
se leva et se mit à replier son ouvrage en silence. Les longues coutures étaient
lourdes et pesaient de façon inhabituelle sur ses bras languissants. Les traits
arrondis de son visage s’allongèrent et perdirent leurs courbes ; à la voir,
on eût cru qu’elle avait derrière elle une journée terriblement fatigante. Comme
ils s’apprêtaient tous trois à aller se coucher, Mr Bell murmura quelques paroles
un peu critiques à l’égard de Mr Thornton.
— Jamais je n’ai vu un individu aussi gâté par le succès.
Il ne peut supporter la moindre plaisanterie. Tout semble piquer sa dignité au vif.
Avant, il était aussi simple et aussi noble que le jour ; il était impossible
de l’offenser car il n’avait aucune vanité.
— Ce n’est pas qu’il soit vaniteux maintenant, dit Margaret
qui se détourna de la table pour le regarder et parla de façon calme et distincte.
Ce soir, il n’était pas lui-même. Quelque chose a dû le contrarier avant qu’il ne
vienne chez nous.
Mr Bell lui jeta par-dessus ses besicles l’un de ses regards
perçants, qu’elle soutint sans faiblir. Après qu’elle eut quitté la pièce, il lança
sans préambule :
— Hale ! Vous êtes-vous jamais avisé que Thornton et
votre fille avaient l’un pour l’autre ce que les Français appellent une tendresse *
— Jamais ! répondit Mr Hale, d’abord pris au dépourvu,
puis fort troublé par cette idée. Non, non, vous faites erreur. Je suis quasiment
certain que vous vous trompez. S’il y a quelque chose, c’est entièrement du côté
de Mr Thornton. Le pauvre ! J’espère de tout cœur qu’il ne songe pas à
elle, car je suis sûr qu’elle ne voudrait pas de lui.
— Ma foi,
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