Nord et sud
« Oui ». Mais avant que son père eût pu reprendre la parole,
Margaret releva son visage, rosi par une honte charmante et, les yeux fixés sur
Mr Hale, elle répondit :
— Écoutez, papa, je vous ai répondu et ne puis vous en dire
davantage. Toute cette affaire m’est infiniment pénible ; chaque mot, chaque
action ayant un rapport avec lui me sont si incroyablement amers que je ne peux
supporter d’y penser. Oh, papa, je suis navrée qu’à cause de moi vous ayez perdu
cet ami, mais je ne l’ai pas fait exprès... Si vous saviez comme je suis désolée.
Elle s’assit par terre et posa la tête sur les genoux de son
père.
— Moi aussi, ma chère enfant, je suis désolé. Mr Bell
m’a vraiment pris au dépourvu en me faisant part de ses doutes...
— Mr Bell ! Oh, Mr Bell a remarqué ?
— Dans une certaine mesure ; mais il s’était mis en
tête que tu... comment dirais-je... que tu n’étais pas mal disposée à l’égard de
Mr Thornton. Moi, naturellement, je savais que cela ne pourrait jamais être
le cas. J’espérais que tout ceci n’était que le fruit de son imagination ;
mais je ne connaissais que trop tes sentiments réels envers Mr Thornton pour
supposer que tu pourrais jamais éprouver pour lui ce genre d’affection. Mais je
suis vraiment navré.
Ils gardèrent le silence quelques instants, immobiles. Mais lorsque
Mr Hale caressa la joue de Margaret quelques instants plus tard, il fut très
surpris de la trouver mouillée de larmes. En sentant sa main, elle se leva d’un
bond et, avec un sourire forcé, se mit à parler des Lennox, si manifestement désireuse
de détourner la conversation que Mr Hale n’eut pas le cœur de l’obliger à revenir
au sujet précédent.
— Demain, oui, c’est demain qu’ils rentrent à Harley Street.
Oh, comme cela va être bizarre ! Je me demande quelle pièce ils choisiront
pour en faire la chambre d’enfant ? Tante Shaw va être enchantée d’avoir le
bébé chez elle. Vous figurez-vous Edith en maman ? Et son mari... Je me demande
ce qu’il va faire, maintenant qu’il a vendu son brevet de capitaine.
— J’ai une idée, intervint son père, désireux de la pousser
vers ce qui semblait lui offrir un nouvel intérêt. Je crois que je vais devoir me
passer de toi une quinzaine de jours, pendant que tu iras à Londres voir nos voyageurs.
Tu pourras en apprendre plus sur les chances de Frederick en une demi-heure de conversation
avec Mr Lennox qu’en une douzaine de lettres de sa part. Ce serait, je crois,
un voyage qui joindrait l’utile à l’agréable.
— Non, papa, vous ne pouvez pas vous passer de moi, et qui
plus est, je ne veux pas que vous vous passiez de moi.
Après un instant de silence, elle ajouta :
— Je perds sérieusement espoir pour Frederick. Il renonce
à nous doucement, et je vois que Mr Lennox lui-même ne croit plus guère pouvoir
dénicher les témoins tant d’années après les événements. Non, ajouta-t-elle, cette
bulle d’espérance était très jolie, très chère à nos cœurs ; mais elle a crevé,
comme tant d’autres ; consolons-nous en pensant que Frederick est très heureux
et que vous et moi nous pouvons être beaucoup l’un pour l’autre. Alors, papa, ne
me faites pas l’affront de dire que vous pouvez vous passer de moi, car je vous
assure que c’est impossible.
Néanmoins, l’idée d’un changement germa dans l’esprit de Margaret,
bien que sous une forme très différente de ce que lui avait d’abord proposé son
père. Elle songea qu’un dépaysement du même ordre serait éminemment désirable pour
lui, dont le moral, toujours instable, était à présent trop souvent au plus bas,
et dont la santé – bien qu’il ne se plaignît jamais – avait été sérieusement affectée
par la maladie et la mort de sa femme. Il avait, certes, des heures de cours régulières
avec ses élèves, mais il donnait sans rien recevoir, ce qui ne pouvait s’appeler
une relation de bonne compagnie, comme à l’époque où Mr Thornton venait étudier
sous sa tutelle. Margaret voyait bien ce qui manquait à son père sans qu’il s’en
doutât : la compagnie d’autres hommes. À Helstone, il avait eu des occasions
permanentes de visites à échanger avec les pasteurs du voisinage ; et il avait
toujours le loisir soit de parler aux pauvres paysans qui travaillaient aux champs,
à ceux qui rentraient le soir d’un pas lent ou bien à ceux qui gardaient leurs
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