Nord et sud
ne l’accepterait pas et ne vivrait plus dans ce pays, même si on l’y autorisait.
Tout cela avait cruellement affecté Margaret, qui avait beaucoup pleuré, tant les
propos de son frère lui semblaient contre nature à première lecture. Pourtant, à
la réflexion, elle comprit que cette lettre exprimait l’acuité de la déception qui
avait mis fin à tous les espoirs de Frederick, et elle se dit qu’il n’avait d’autre
choix que de prendre son mal en patience. Dans sa lettre suivante, il parlait si
joyeusement du futur qu’il n’avait plus une pensée pour le passé ; et Margaret
songea qu’elle aurait pour elle-même l’usage de la patience qu’elle avait tant souhaitée
à son frère. Il lui en faudrait beaucoup. Mais les jolies lettres timides de Dolores
commençaient à charmer Margaret autant que son père. La jeune Espagnole était si
manifestement désireuse de faire bonne impression aux parents anglais de son fiancé
que ses scrupules féminins apparaissaient à chaque rature ; et les lettres
annonçant le mariage arrivèrent accompagnées d’une splendide mantille de dentelle
noire choisie par Dolores elle-même pour cette belle-sœur qu’elle n’avait encore
jamais vue, et que Frederick lui avait représentée comme un parangon de vertu, de
sagesse et de beauté. La situation sociale de Frederick était grandement améliorée
par ce mariage, qui lui assurait une position aussi élevée qu’il pouvait le désirer.
Barbour et Cie était l’une des compagnies espagnoles les plus importantes et on
l’y recevait comme second associé. Cela fit un peu sourire Margaret, puis elle soupira
en se rappelant encore une fois ses anciennes tirades contre le commerce. Voilà
que son frère, ce preux chevalier, devenait commerçant et travaillait dans une maison
d’import-export ! Mais elle s’insurgea alors contre elle-même et se fit des
reproches muets pour cette confusion implicite entre un marchand espagnol et un
patron de fabrique de Milton. Enfin ! Commerce ou non, Frederick était très,
très heureux et la mantille, exquise ! Après quoi elle retourna à sa vie présente.
Depuis le début du printemps, son père avait parfois eu du mal
à respirer, ce qui l’avait beaucoup angoissé lorsque cela s’était produit. Margaret
en avait été moins alarmée, car dans les intervalles des crises, ces douleurs disparaissaient
complètement ; néanmoins, elle souhaitait tant le voir se débarrasser de ces
malaises qu’elle le pressa très instamment d’accepter l’invitation de Mr Bell,
qui lui proposait de le recevoir à Oxford en avril. Mr Bell avait également
invité Margaret, et de surcroît écrit une lettre dans le but exprès de lui ordonner
de venir ; mais elle avait le sentiment que cela la soulagerait de rester tranquillement
chez elle, délivrée de toute responsabilité, et de goûter ainsi un repos du cœur
et de l’esprit qu’elle ne connaissait plus depuis plus de deux ans.
Lorsque son père eut pris la voiture qui devait l’emmener à la
gare, Margaret sentit tout le poids des demandes qui s’étaient si longtemps exercées
sur son esprit ainsi que sur son temps. Elle était surprise, et presque stupéfaite,
d’éprouver une telle sensation de liberté ; personne n’attendait plus qu’elle
lui prodigue ses soins et son réconfort, voire qu’elle veille à son bonheur ;
il n’y avait plus de malade à qui elle devait songer et dont elle devait organiser
l’existence ; elle pouvait ne rien faire, ne pas parler, être étourdie et
– ce qui lui paraissait infiniment plus appréciable que tous les autres privilèges
– elle pouvait être malheureuse si elle en avait envie. Depuis des mois, tous ses
soucis et ses ennuis personnels avaient dû être remisés dans un sombre réduit ;
mais maintenant, elle avait le loisir de les en sortir, de se lamenter sur eux,
d’étudier leur nature et de chercher le véritable moyen de les maîtriser et de pouvoir
vivre en paix avec eux. Durant toutes ces semaines, elle avait eu conscience de
leur présence sourde, bien qu’ils fussent cachés à la vue. Maintenant, une fois
pour toutes, elle allait les examiner, et attribuer à chacun son rôle exact dans
sa vie. Aussi resta-t-elle assise des heures, presque immobile, dans le salon, à
repasser sans sourciller dans son esprit l’amertume de chaque épisode. Une fois,
piquée au vif par le souvenir de la déloyauté qui était à l’origine de son
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