Nord et sud
mensonge
avilissant, elle éclata en sanglots.
À présent, elle se refusait même à reconnaître la force de la
tentation ; tous ses projets pour Frederick avaient échoué, et la tentation
gisait là, idée dérisoire et morte, idée dérisoire qui n’avait jamais eu le moindre
souffle de vie. Le mensonge avait été si méprisable et si stupide, vu à la lumière
des événements qui lui avaient succédé, alors que la foi en la vérité et son pouvoir
représentaient la voie incontestable d’une sagesse supérieure !
En proie à une grande agitation nerveuse, elle ouvrit sans s’en
rendre compte un des livres de son père qui se trouvait sur la table. Les mots qui
accrochèrent son regard semblaient presque faits pour son humeur du moment, où elle
se flagellait sans relâche :
Je ne voudrois pas reprendre mon cœur en ceste sorte :
meurs de honte, aveugle, impudent, traître et desloyal à ton Dieu, et semblables
choses ; mais je voudrois corriger par voye de compassion. Or sus, mon pauvre
cœur, nous voilà tombez dans la fosse, laquelle nous avions tant résolu d’eschapper.
Ah ! Relevons-nous et quittons-là pour jamais, réclamons la miséricorde de
Dieu, et espérons en elle qu’elle nous assistera pour désormais estre plus fermes ;
et remettons-nous au chemin de l’humilité. Courage, soyons meshuy sur nos gardes,
Dieu nous aydera [96] .
« Le chemin de l’humilité. Tiens, voilà celui que je n’ai
pas vu ! pensa Margaret. Courage, mon petit cœur. Nous ferons demi-tour et,
avec l’aide de Dieu, nous trouverons peut-être ce chemin que nous avions négligé. »
Elle se leva donc, et décida aussitôt d’entreprendre une tâche
qui l’obligerait à sortir d’elle-même. Pour commencer, elle appela Martha lorsqu’elle
la vit passer devant la porte du salon pour monter, et essaya de découvrir ce que
cachait cette carapace de domestique sérieuse et respectueuse, qui masquait sa personnalité
derrière une obéissance presque mécanique. Elle eut du mal à faire parler Martha
de ses intérêts personnels, mais finit par faire vibrer la corde sensible en mentionnant
Mrs Thornton. Le visage de Martha s’illumina et avec quelques encouragements
de la part de Margaret, elle se lança dans une longue histoire, racontant comment
son père avait été lié au début de sa vie avec le mari de Mrs Thornton – et
s’était même trouvé en position de lui rendre quelques services. De quoi il s’agissait
au juste, Martha l’ignorait car cela s’était passé lorsqu’elle était toute petite.
Elle avait presque atteint l’âge adulte et la vie avait séparé les deux familles
lorsque son père, qui était jadis commis dans un entrepôt, était tombé de plus en
plus bas ; sa mère était morte et sa sœur et elle, pour reprendre l’expression
de Martha « auraient été perdues » sans Mrs Thornton, qui était allée
les chercher pour s’occuper d’elles.
— J’avais eu la fièvre, et j’étais de santé très délicate ;
mais Mrs Thornton, et Mr Thornton aussi, ils ont tout fait pour me prendre
chez eux, pour me soigner et m’ont même envoyée à la mer. Les docteurs ont dit que
c’était une fièvre contagieuse, mais ça ne les a pas empêchés de s’occuper de moi ;
ils ont seulement envoyé Miss Fanny dans la famille qui va être la sienne quand
elle se mariera. Alors, même si à l’époque elle a eu peur, tout s’est bien terminé
maintenant.
— Miss Fanny va se marier ! s’exclama Margaret.
— Oui. Et son futur mari est riche, par-dessus le marché.
Seulement, il est beaucoup plus vieux qu’elle. Il s’appelle Watson et ses manufactures
sont quelque part au-delà de Hayleigh ; c’est un très bon mariage, même s’il
a les cheveux tout gris.
Cette nouvelle rendit Margaret silencieuse pendant assez longtemps
pour que Martha retrouve ses bonnes manières et, avec elles, son habituelle économie
de paroles. Elle balaya l’âtre, demanda à quelle heure il faudrait préparer le thé,
et quitta la pièce avec le même visage de bois qu’elle avait eu en y entrant.
Margaret dut se secouer pour éviter de succomber à la mauvaise
habitude qu’elle avait prise depuis peu, d’essayer, lorsqu’elle apprenait quelque
chose qui touchait Mr Thornton, d’imaginer comment il y réagirait, si cela
lui ferait plaisir ou non.
Le lendemain, jour où elle avait les petits Boucher pour leurs
leçons, elle fit une longue promenade qu’elle
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