Nord et sud
d’avenir seraient
plus paisibles et plus lumineuses. Elle soupira et se leva pour aller se coucher.
En dépit du principe qu’elle s’était fixé, selon lequel « à chaque jour suffit
sa peine », en dépit de son premier devoir envers son père, celui d’un total
dévouement, elle sentait une certaine angoisse mêlée de chagrin lui étreindre le
cœur.
Mr Hale lui aussi pensait à Margaret en ce soir d’avril,
d’une façon tout aussi étrange et persistante. Il éprouvait une certaine fatigue
après avoir rendu visite à ses anciens amis et revu les lieux jadis familiers. Il
s’était exagéré le changement que l’évolution de ses idées pourrait produire sur
l’accueil que lui réserveraient ses amis ; mais si certains d’entre eux avaient
pu être désolés, choqués ou indignés dans l’abstrait, dès qu’ils se trouvèrent en
face de l’homme qu’ils avaient jadis aimé, ils oublièrent ses opinions pour ne plus
penser qu’à lui. Ou ils se les rappelèrent juste assez pour que cela ajoute à leur
attitude une tendre gravité. Car Mr Hale n’était pas connu de beaucoup ;
il appartenait à l’un des petits collèges, et avait toujours été d’un naturel timide
et réservé ; mais ceux qui, dans sa jeunesse, s’étaient donné la peine de passer
outre à son silence et son indécision pour découvrir la délicatesse de pensée et
de sentiment qui se cachait derrière, ils lui avaient donné leur amitié avec une
certaine gentillesse protectrice, un peu comme celle qu’ils auraient manifestée
à une femme. Et en se voyant renouveler ces manifestations d’affection après tant
d’années et de tels changements, il se sentit plus bouleversé que devant un accueil
plus rude ou une attitude de réprobation explicite.
— Je crois que nous en avons trop fait, dit Mr Bell.
Vous subissez à présent le contrecoup de tout ce temps passé à respirer l’air de
Milton.
— Je suis fatigué, dit Mr Hale. Mais ce n’est pas l’air
de Milton qui est en cause. J’ai cinquante-cinq ans, ce qui suffit à expliquer le
déclin de mes forces.
— Sottises ! Moi, j’ai plus de soixante ans et je ne
sens pas du tout décliner mes forces physiques ou mentales. Je ne veux pas vous
entendre dire des choses pareilles. Cinquante-cinq ans ! Vous êtes encore jeune.
Mr Hale secoua la tête.
— Les dernières années ont été bien dures ! s’exclama-t-il.
Mais au bout d’une minute, il abandonna sa position semi-allongée
dans l’une des luxueuses bergères de Mr Bell, se redressa, et déclara avec
une gravité frémissante :
— Bell ! Vous ne devez pas vous imaginer que si j’avais
pu prévoir les conséquences de mon revirement et de ma démission – même si j’avais
su combien elle devait en souffrir –, je serais revenu sur ma décision d’avouer
ouvertement que je n’avais plus la même foi que l’Église dont j’étais le ministre.
Je suis maintenant persuadé que même si j’avais pu prévoir le cruel martyre que
j’ai subi à travers celui d’une femme que j’aimais, j’aurais agi exactement de la
même façon, en tout cas cela ne m’aurait pas empêché de quitter officiellement l’Église.
J’aurais pu agir différemment et plus sagement dans tout ce que j’ai fait faire
à ma famille par la suite. Mais je ne crois pas que Dieu m’ait doté de beaucoup
de discernement ni de force, ajouta-t-il en se laissant retomber dans son fauteuil.
Mr Bell se moucha ostensiblement avant de répondre :
— Il vous a donné la force de faire ce que vous dictait
votre conscience. Je ne pense pas que nous ayons besoin d’une force, ni d’ailleurs
d’une sagesse plus grande ou plus sainte. Je sais que je n’en ai pas tant que cela ;
et pourtant, les hommes m’ont inscrit sur leurs tablettes comme un homme sage, attaché
à son indépendance, une forte tête et autres sottises du même ordre. L’idiot le
plus fieffé qui obéit à sa simple idée du bien, ne fût-ce qu’en s’essuyant les pieds
sur un paillasson, est plus fort et plus sage que moi. Les hommes sont de tels gobe-la-lune !
Il y eut une pause, que Mr Hale fut le premier à rompre,
poursuivant tout haut le fil de ses idées.
— Parlons de Margaret.
— Oui, parlons d’elle. Que voulez-vous me dire ?
— Si je viens à mourir...
— Balivernes !
— Qu’adviendra-t-il d’elle ? J’y pense souvent. Je
suppose que les Lennox lui proposeront d’aller s’installer chez
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