Nord et sud
avoir confirmation.
Maintenant, je suis heureux !
C’était comme un petit fil d’or traversant la toile sombre
de ses affaires présentes, qui devenaient chaque jour plus préoccupantes. Son
agent avait mis sa confiance dans une compagnie qui commerçait avec l’Amérique ;
or elle venait de faire faillite avec beaucoup d’autres, à ce moment précis :
on eût dit un château de cartes, car la chute de l’une entraînait celle des
autres. Quels étaient les engagements de Mr Thornton ? Pourrait-il
faire face ?
Soir après soir, il emportait les registres et les papiers
dans sa chambre et veillait tard après que la famille s’était couchée. Il
croyait que personne ne savait à quoi il employait ces heures qu’il eût dû
consacrer au sommeil. Un matin, alors que la lumière filtrait par les
interstices de ses volets et qu’il ne s’était pas couché, il commençait à se
dire avec l’indifférence du désespoir qu’il se passerait aussi bien du bref
repos d’une heure ou deux qu’il lui restait à prendre avant que ne commence sa
journée de travail et qui était tout ce qu’il pouvait s’accorder, quand la
porte de sa chambre s’ouvrit et sa mère apparut dans l’encadrement, habillée
comme la veille. Elle non plus ne s’était pas couchée. Leurs yeux se
rencontrèrent. Ils avaient le visage exsangue et fatigué par de trop longues
heures de veille.
— Mère ! Pourquoi n’êtes-vous pas au lit ?
— Mon fils, crois-tu que je puisse dormir l’esprit
tranquille pendant que les soucis te tiennent éveillé ? Tu ne m’as pas dit
ce qui te tourmente, mais tu as eu ces jours derniers de graves soucis.
— Le commerce va mal.
— Et tu crains... ?
— Je ne crains rien, répliqua-t-il en relevant la tête
et en la tenant bien droite. Je sais que personne ne sera dans l’ennui à cause
de moi. C’était cela mon souci.
— Mais où en es-tu ? Y aura-t-il... une faillite ?
Sa voix, habituellement ferme, tremblait.
— Non, pas une faillite. Je devrai abandonner mon
affaire, mais je paierai tous mes ouvriers. Je pourrais me libérer de mes
dettes, et je suis très tenté...
— Comment cela ? Oh, John, préserve l’honneur de
ton nom, prends tous les risques pour cela. Comment peux-tu te libérer ?
— Par une spéculation qu’on me propose, très risquée ;
pourtant, si elle réussit, elle me mettra la tête largement hors de l’eau, si
bien que personne n’aura à savoir dans quelles difficultés je me trouve. Mais
si elle échoue...
— Si elle échoue... ? demanda-t-elle en s’approchant
de lui et en lui posant la main sur l’épaule, les yeux brillants et pleins d’espoir.
Elle retenait sa respiration pour mieux entendre ce que son
fils avait à dire.
— Il suffit d’un coquin pour ruiner d’honnêtes gens,
répondit-il d’un air sombre. Dans ma position actuelle, l’argent de mes
créanciers est en sécurité, jusqu’au dernier penny. Mais je ne sais pas où se
trouve le mien. Il a peut-être entièrement disparu et je suis sans le sou en ce
moment où je vous parle. C’est donc l’argent de mes créanciers que je
risquerais.
— Mais si tu réussis, ils n’en sauront jamais rien.
Cette spéculation est-elle donc si hasardeuse ? Je suis sûre que non,
sinon, tu ne l’aurais même pas envisagée. Si elle réussissait...
— Je serais un homme riche, mais j’aurais perdu la
tranquillité de ma conscience.
— Voyons ! Tu n’aurais fait de tort à personne.
— Non, mais j’aurais couru le risque de ruiner d’autres
gens pour un misérable avantage personnel. Mère, ma décision est prise !
Cela ne vous fera pas trop de peine de quitter cette maison, chère maman ?
— Non ; mais te voir dans une autre situation que
celle qui est actuellement la tienne me brisera le cœur. Que peux-tu faire ?
— Rester toujours le même John Thornton, quelles que
soient les circonstances, m’efforçant de bien agir et faisant souvent d’énormes
erreurs, puis rassemblant mon courage pour recommencer. Mais c’est dur, mère,
après avoir tant travaillé et fait tant de projets.
Il se détourna et se couvrit le visage des mains.
— Je ne comprends pas comment les choses ont pu en
arriver là, dit Mrs Thornton d’un ton où se mêlaient l’accablement et la
révolte. J’ai un fils qui est un bon fils, un homme juste, un cœur tendre, or
il échoue dans tout ce qu’il entreprend : il trouve une femme qu’il aime
et
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