Nord et sud

grand gaillard mal léché, dépourvu des
grâces et raffinements de l’homme du monde. Il interpréta la froideur tranquille
de Margaret comme du mépris et en conçut un tel dépit qu’il dut lutter contre l’envie
de se lever et de partir pour ne plus avoir affaire à ces Hale, avec leurs airs
sourcilleux.
    Juste au moment où Margaret avait épuisé son dernier sujet de
conversation – si tant est qu’on pût appeler conversation cet échange de phrases
rares et courtes –, son père arriva et s’excusa avec une courtoisie d’honnête homme
si exquise qu’elle lui valut de le remettre, ainsi que ses proches, dans les bonnes
grâces de Mr Thornton.
    Mr Hale et son visiteur avaient beaucoup à se dire concernant
leur ami commun, Mr Bell ; et Margaret, soulagée de ne plus avoir à faire
patienter Mr Thornton, s’approcha de la fenêtre pour essayer de se familiariser
avec la rue qui lui paraissait fort étrange. Elle était si absorbée dans sa contemplation
qu’elle entendit à peine son père lorsqu’il lui adressa la parole, et il dut répéter
sa phrase :
    — Margaret, le propriétaire s’obstine à trouver ce hideux
papier du plus bel effet, et je crains que nous ne soyons obligés de le garder.
    — Oh mon Dieu ! Quel dommage ! répondit-elle en
commençant aussitôt à envisager d’en cacher au moins une partie avec ses dessins,
mais elle abandonna rapidement cette idée, comprenant que cela ne ferait qu’aggraver
les choses.
    Pendant ce temps, son père, avec sa chaleureuse hospitalité de
provincial, insistait pour garder Mr Thornton à déjeuner. Ce qui eût été très
malcommode pour ce dernier ; néanmoins, sans doute se fût-il laissé convaincre
si Margaret avait d’un mot ou d’un geste appuyé l’invitation de son père ;
il fut heureux qu’elle n’en fit rien, tout en concevant contre elle une certaine
irritation pour cette même raison. Lorsqu’il prit congé, elle s’inclina d’un air
grave, et il se sentit plus gauche de toute sa personne et plus gêné qu’il ne l’avait
jamais été.
    — Eh bien, Margaret, allons déjeuner le plus vite possible.
As-tu commandé ?
    — Non, papa. Cet homme était déjà là quand je suis arrivée
et je n’ai pas eu une minute à moi.
    — Alors, nous prendrons ce qu’il y a. Je crains qu’il n’ait
attendu longtemps.
    — Cela m’a semblé très long. Lorsque vous êtes arrivé, j’étais
à court d’inspiration. Il n’entretenait pas la conversation, se bornait à faire
des réponses courtes et abruptes.
    — Mais sans doute parfaitement pertinentes. C’est un homme
qui a l’esprit clair. Il a dit, l’as-tu entendu ?, que Crampton était construit
sur du gravier et que c’était de loin le faubourg le plus sain dans le voisinage
de Milton.
    Lorsqu’ils regagnèrent Heston, il leur fallut faire un compte
rendu de leur journée à Mrs Hale, qui les assaillit de questions auxquelles
ils répondaient entre deux gorgées de thé.
    — Et comment est votre correspondant, Mr Thornton ?
    — Demandez à Margaret, répondit Mr Hale. Elle a fait
une longue tentative de conversation avec lui en mon absence, pendant que je discutais
avec le propriétaire.
    — Oh, j’aurais peine à vous dire à quoi il ressemble, dit
Margaret avec nonchalance, trop fatiguée pour se lancer dans une description détaillée.
    Puis, se forçant un peu, elle dit :
    — C’est un homme grand et large d’épaules qui doit avoir...
quel âge, papa ?
    — Je dirais la trentaine.
    — La trentaine, avec un visage qui n’est ni laid ni beau ;
il n’a rien de remarquable. Ce n’est pas un gentleman, mais il fallait s’y attendre.
    — Il n’est cependant ni vulgaire ni ordinaire, intervint
son père, qui n’était pas disposé à entendre la moindre critique du seul ami qu’il
eût à Milton.
    — Oh, non ! s’exclama Margaret. Avec une telle expression
de fermeté et d’autorité, aucun visage, même très quelconque, ne pourrait être vulgaire
ou ordinaire. Je n’aimerais pas devoir discuter affaires avec Mr Thornton ;
il a l’air tout à fait inflexible. En somme, un homme qui semble occuper exactement
la place qui lui convient, maman. Sagace et énergique, comme il sied à un grand
commerçant.
    — N’appelle pas les industriels de Milton des commerçants,
Margaret, dit son père. Il n’y a aucun rapport entre eux.
    — Vraiment ? J’applique le mot à tous ceux qui ont
quelque chose de concret