Nord et sud
trouvèrent. Là, pour la première fois depuis des jours, Margaret
éprouva une impression de tranquillité. Cette paix reposante favorisait la rêverie,
et un abandon d’autant plus propice et délicieux. La mer qu’on entendait au loin
lécher le rivage sableux avec un bruit régulier ; plus près, les cris des petits
âniers ; les spectacles inhabituels qui défilaient devant elle comme des tableaux
qu’elle se souciait peu de s’entendre expliquer avant qu’ils ne disparaissent, tant
elle se sentait paresseuse ; la promenade à la plage pour respirer l’air marin,
doux et tiède jusqu’à la fin du mois de novembre ; la longue ligne d’horizon
perdue dans la brume, qui se fondait dans un ciel aux couleurs tendres ; la
voile blanche d’un bateau lointain, argentée dans un rayon de soleil pâle :
elle avait l’impression de pouvoir rêver sa vie dans cette débauche de contemplations
où elle installait son présent, car elle n’osait songer au passé ni ne souhaitait
envisager l’avenir.
Lequel devait néanmoins être affronté, même s’il risquait d’être
d’une austérité draconienne. Un soir, on décida que Margaret et son père se rendraient
le lendemain à Milton-Northern pour y chercher une maison. Mr Hale, qui avait
reçu plusieurs lettres de Mr Bell et une ou deux de Mr Thornton, tenait
à s’assurer au plus tôt d’un certain nombre d’éléments concernant ses chances de
succès et sa position auprès de ce monsieur et, pour cela, un entretien avec lui
s’imposait. Margaret savait qu’ils devaient partir pour s’installer à Milton-Northern,
mais l’idée d’une ville industrielle lui répugnait et elle pensait que l’air de
Heston faisait du bien à sa mère ; aussi eût-elle volontiers repoussé à plus
tard cette expédition.
Plusieurs kilomètres avant d’arriver à destination, ils voyaient
déjà à l’horizon, en direction de la ville, un épais nuage gris plombé qui paraissait
encore plus sombre par opposition au pâle gris-bleu du ciel d’hiver ; de fait,
à Heston, on avait vu quelques signes de gelées précoces. À mesure qu’ils s’approchaient
de la ville, l’air prenait un léger goût et une légère odeur de fumée ; peut-être
après tout était-ce davantage l’absence du parfum d’herbe et de pâturages qu’une
odeur ou un goût précis. Bientôt, à grande allure, ils longèrent de longues rues
droites et désolées, bordées de petites maisons identiques, toutes en brique. Çà
et là se dressait, telle une poule au milieu de ses poussins, la masse rectangulaire
d’une grande usine aux multiples fenêtres, qui crachait des bouffées noires de fumée
non parlementaire [18] .
Ceci suffisait à expliquer la présence du nuage que
Margaret avait pris pour un signe avant-coureur de pluie. La
voiture qui les conduisit de la gare à l’hôtel emprunta des rues moins étroites
et plus importantes, mais elle devait s’arrêter à chaque instant, car de grandes
charrettes lourdement chargées bloquaient les avenues, qui n’étaient pas très larges.
Au cours de ses promenades en voiture avec sa tante, Margaret avait circulé dans
la capitale. Mais à Londres, les véhicules encombrants semblaient remplir de multiples
fonctions alors qu’ici, chaque fourgon, chaque chariot et tombereau transportait
du coton, soit sous sa forme brute, en sacs, soit déjà tissé, en balles de calicot.
Sur les trottoirs circulait une foule de gens bien vêtus pour la plupart, ou du
moins portant des habits dont le tissu semblait de bonne qualité, malgré leur aspect
débraillé et négligé. Margaret fut frappée par le contraste avec l’élégance élimée
et miteuse de la même classe sociale à Londres.
— New Street, dit Mr Hale. Il s’agit, je crois, de
la rue principale de Milton. Bell m’en a souvent parlé. C’est la transformation
de ce qui était autrefois une ruelle en grande artère, il y a de cela trente ans,
qui a fait gagner tant de valeur à ses propriétés. L’usine de Mr Thornton ne
doit pas se trouver très loin d’ici, car il loue ses locaux à Mr Bell. J’imagine
qu’il a le même âge que son entrepôt.
— Mais où est notre hôtel, papa ?
— Non loin du bout de cette rue, je crois. Veux-tu que nous
déjeunions avant ou après avoir visité les maisons que nous avons cochées dans le
Milton Times ?
— Oh, commençons donc par nous débarrasser de ce que nous
avons à faire.
— Très bien. Je vais
Weitere Kostenlose Bücher