Nord et sud
lieu si beau et tant aimé ! Elle se laissa aller à des pensées
moroses, mais finit par prendre la décision de ne plus songer au présent. Soudain,
elle se rappela avoir reçu une lettre d’Edith qu’elle avait lue à moitié dans le
tourbillon de la matinée. Sa cousine lui racontait leur arrivée à Corfou, leur voyage
en bateau autour de la Méditerranée – la musique et les bals à bord, la nouvelle
vie si gaie qui s’ouvrait devant elle ; elle évoquait sa maison, avec son petit
balcon garni de treillis, et la vue qu’il offrait sur les falaises blanches et la
mer d’un bleu profond.
Edith écrivait bien et avec aisance, sinon de façon pittoresque.
Elle était capable non seulement de saisir les éléments caractéristiques d’une scène,
mais de plus, elle énumérait suffisamment de détails choisis au hasard pour que
Margaret se l’imagine. Le capitaine Lennox partageait avec un autre officier marié
une villa perchée sur les rochers abrupts dominant la mer. Bien que l’année fût
très avancée, ils semblaient passer leurs journées à faire du bateau ou des pique-niques
à terre. La vie d’Edith, tout entière tournée vers les plaisirs et les activités
de plein air, ressemblait à la grande voûte céleste au-dessus d’elle : entièrement
libre de tout nuage. Son mari devait suivre l’exercice, tandis qu’elle, la plus
musicienne des femmes d’officiers de la garnison, devait copier les airs nouveaux
et en vogue de la musique anglaise la plus récente, au profit du chef de la fanfare.
Telles semblaient être leurs obligations les plus pénibles. Elle exprimait le souhait
affectueux de voir Margaret lui rendre une longue visite à Corfou, si le régiment
y restait encore un an. Elle lui demandait si elle se souvenait du jour, à Harley
Street – il y avait de cela un an –, où il avait plu toute la journée et où elle
ne voulait pas mettre sa robe neuve pour se rendre à un méchant dîner, de peur de
se faire tremper et éclabousser en allant jusqu’à la voiture ; et à ce dîner,
elle avait rencontré le capitaine Lennox !
Si Margaret se le rappelait ! Edith et Mrs Shaw étaient
allées dîner, elle les avait rejointes ensuite. Le souvenir du luxe et de la profusion
dans l’ordonnance de la soirée, de la beauté majestueuse des meubles, de la taille
de la maison, de l’aisance tranquille et insouciante des visiteurs – tout lui revint
clairement en mémoire, en vive opposition avec le moment présent. Les eaux calmes
de l’océan du passé se refermaient sans laisser de traces visibles de leur passage.
Les dîners, les visites, les emplettes dans les magasins, les bals, toutes ces activités
quotidiennes continuaient, se renouvelaient toujours, même en l’absence de sa tante
Shaw et d’Edith ; et de la sienne, bien sûr, dont on s’apercevait encore moins.
Elle se demandait si dans le cercle des anciennes relations, quelqu’un pensait encore
à elle, hormis Henry Lennox. Lui aussi, elle le savait, chercherait à l’oublier,
à cause de la peine qu’elle lui avait causée. Elle l’avait souvent entendu se vanter
de la faculté qu’il avait d’écarter toute pensée désagréable. Puis elle essaya d’imaginer
un peu plus précisément ce qui aurait pu se passer. Si elle avait pu envisager avec
plaisir de l’accepter comme amoureux, si elle lui avait répondu favorablement, et
qu’ensuite soit survenu ce changement dans les opinions de son père et dans sa situation,
elle avait la certitude que Mr Lennox en eût été contrarié. En un sens, c’était
pour elle une humiliation amère ; mais elle pouvait l’endurer avec patience
car, connaissant la pureté des intentions de son père, elle pouvait supporter avec
une plus grande force d’âme ses erreurs, si graves et regrettables qu’elles fussent
à ses yeux. Mais le fait de voir le monde juger son père sans nuances et l’estimer
dégradé eût irrité Mr Lennox et lui eût pesé. En se rendant compte de ce qui
aurait pu être, elle en vint à se féliciter de ce qui était.
À présent, ils se trouvaient au plus bas et ne pouvaient s’attendre
à pire. U faudrait affronter bravement la surprise d’Edith et la consternation de
Mrs Shaw quand arriveraient leurs lettres. Alors, Margaret se leva et entreprit
de se dévêtir sans hâte, appréciant pleinement le luxe de prendre son temps, malgré
l’heure tardive, après le train d’enfer de cette journée. Elle s’endormit en espérant
que
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