Nord et sud
viendrait quelque éclaircie, extérieure ou intérieure. Mais si elle avait su
le temps qu’il lui faudrait attendre, son cœur en eût défailli. Cette période de
l’année était la plus néfaste pour la santé comme pour le moral. Mrs Hale attrapa
un mauvais rhume et Dixon elle-même se trouva manifestement assez mal en point,
bien que Margaret ne pût l’offenser davantage qu’en essayant de lui épargner du
travail ou de la soigner. Elles ne trouvaient aucune jeune fille pour l’aider :
toutes travaillaient dans les usines ; et celles qui se présentaient se faisaient
vertement rabrouer par Dixon pour avoir osé croire qu’on les jugerait dignes de
prendre du service dans la maison d’un gentleman. Elles furent donc contraintes
de prendre une femme de charge presque à demeure. Margaret aurait bien aimé envoyer
chercher Charlotte ; mais la première objection était qu’ils ne pouvaient s’offrir
les services d’une domestique aussi compétente ; et la seconde, que la distance
était trop grande.
Mr Hale rencontra différents élèves sur la recommandation
de Mr Bell ou par le truchement plus immédiat de l’influent Mr Thornton.
La plupart d’entre eux avaient l’âge où les garçons fréquentent encore l’école ;
mais, selon les idées en vigueur à Milton et apparemment bien fondées, si l’on voulait
qu’un garçon devienne un bon négociant, il fallait le prendre jeune et l’habituer
à la vie de l’usine, du bureau ou de l’entrepôt. Si on l’envoyait à l’université,
même dans l’une des institutions écossaises, il revenait inapte à toute carrière
commerciale ; à plus forte raison s’il allait à Oxford ou Cambridge, où il
ne pouvait être admis avant dix-huit ans. Aussi la plupart des manufacturiers mettaient-ils
leur fils en apprentissage dès l’âge de quatorze ou quinze ans. Et là, comme dans
une pépinière, on élaguait inlassablement tous les bourgeons susceptibles de pousser
en direction de la littérature ou des travaux intellectuels, dans l’espoir de concentrer
toute la vigueur de la plante sur le commerce. On trouvait cependant des parents
plus avisés, ainsi que certains jeunes gens, qui avaient assez de discernement pour
se rendre compte de leurs carences et s’efforcer d’y remédier. Il y avait même quelques
hommes qui n’étaient plus dans leur prime jeunesse mais dans la fleur de l’âge,
et qui avaient la sagesse de reconnaître sans complaisance leur propre ignorance
et d’acquérir sur le tard les connaissances qu’ils auraient dû avoir depuis longtemps.
Mr Thornton était sans doute le plus âgé des élèves de Mr Hale. Il était
assurément son préféré. Mr Hale prit l’habitude de citer ses opinions si fréquemment
et avec un tel respect, que ses proches se demandaient toujours en plaisantant quelle
partie de l’heure prévue pour l’étude avait pu être réservée à l’enseignement pur,
alors que l’essentiel semblait avoir été consacré à la conversation.
Margaret tendait à encourager cette façon plaisante et légère
d’envisager les relations entre son père et Mr Thornton, car elle sentait que
sa mère avait tendance à considérer cette nouvelle amitié de son mari d’un œil jaloux.
Tant qu’il avait été occupé par ses livres et ses paroissiens à Helstone, elle n’avait
guère paru se soucier de voir son mari beaucoup ou non ; mais maintenant qu’il
attendait avec impatience l’occasion de retrouver Mr Thornton, elle semblait
contrariée et chagrinée, comme si pour la première fois, il dédaignait sa compagnie.
Les louanges excessives de Mr Hale produisaient sur ses auditeurs l’effet habituel
des louanges excessives, et ils avaient quelque peu tendance à se rebeller, las
d’entendre toujours Aristide être appelé « le juste [20] ».
Après avoir mené pendant plus de vingt ans une vie tranquille
dans un presbytère de campagne, Mr Hale trouvait fascinante l’énergie qui venait
sans peine à bout d’immenses difficultés ; le pouvoir des machines de Milton
et celui des hommes de Milton lui inspiraient une admiration à laquelle il se laissait
aller sans chercher à connaître dans le détail la façon dont elle s’exerçait. Mais
Margaret avait moins de contacts avec les machines et les hommes ; moins de
contacts aussi avec la dimension publique du pouvoir ; et le hasard voulut
qu’elle s’attachât au sort d’un ou deux de ceux qui, comme toujours lorsque
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