Nord et sud
domestiques.
— Je suppose que vous n’êtes pas musicienne, dit Fanny,
car je ne vois pas de piano.
— J’adore écouter de la bonne musique ; je ne joue
pas très bien moi-même, et comme papa et maman ont peu de goût pour cela, nous avons
vendu notre vieux piano lorsque nous sommes venus ici.
— Comment pouvez-vous vous en passer ? Pour moi, un
piano fait presque partie des nécessités de la vie.
« Quinze shillings par semaine, sur lesquels il en mettait
trois de côté ! se rappela Margaret. Mais Fanny devait être très jeune à l’époque,
alors sans doute a-t-elle oublié cette période. Toutefois, elle doit savoir ce qui
s’est passé. » Lorsque Margaret reprit la parole, il y avait une pointe de
froideur dans sa voix.
— Il y a de très bons concerts ici, je crois.
— Oh oui ; excellents ! Hélas, il y a beaucoup
trop de monde. La direction admet le public sans la moindre discrimination. Mais
on est sûr d’entendre la musique la plus récente. Le lendemain d’un concert, j’ai
toujours une longue commande à passer chez Johnson.
— Ce qui vous plaît dans la musique, c’est donc seulement
sa nouveauté ?
— Oh... On sait qu’elle est à la mode à Londres, sinon les
interprètes ne viendraient pas la chanter ici. Vous êtes allée à Londres, naturellement ?
— Oui, j’y ai vécu plusieurs années.
— Oh ! Londres et l’Alhambra sont deux endroits où
je meurs d’envie d’aller.
— Londres et l’Alhambra !
— Oui ! Depuis que j’ai lu les Contes de l’Alhambra [30] .
Vous ne connaissez pas ce livre ?
— Je ne crois pas. Mais il est facile d’aller à Londres
d’ici.
— Oui, murmura Fanny. Seulement maman n’y est jamais allée,
et elle ne comprend pas que j’en aie envie. Elle est très fière de Milton, bien
que moi, je trouve la ville sale et enfumée. Je crois qu’elle ne l’en l’admire que
plus.
— Si elle habite là depuis des années, je comprends qu’elle
y soit attachée, dit Margaret de sa voix claire et sonore.
— Vous parlez de moi ? Que dites-vous, Miss Hale,
si je puis me permettre de vous le demander ?
La question prit un peu Margaret au dépourvu, et ce fut
Miss Thornton qui intervint :
— Oh, maman, nous essayons seulement de comprendre pourquoi
vous êtes si attachée à Milton.
— Plaît-il ? Je n’ai pas le sentiment que mon attachement
à la ville où je suis née, où j’ai grandi, et où j’habite depuis plusieurs années
demande des explications.
Margaret fut contrariée. La réponse de Fanny laissait croire
qu’elles avaient été impertinentes en discutant des sentiments de Mrs Thornton.
Cependant, elle fut irritée par la façon dont cette dernière avait montré son agacement.
Après quelques instants de silence, Mrs Thornton poursuivit :
— Connaissez-vous un peu Milton, Miss Hale ? Avez-vous
visité l’une de nos usines ? Ou l’un de nos magnifiques entrepôts ?
— Non, je n’ai encore rien vu de tout cela.
Margaret eut alors l’impression qu’en cachant l’indifférence
que lui inspirait ce genre d’endroit, elle manquait de franchise ; aussi poursuivit-elle :
— Je suis certaine que Papa m’aurait déjà emmenée si j’en
avais manifesté le désir. Mais je vois mal l’agrément qu’il peut y avoir à visiter
des usines.
— Ce sont des endroits très intéressants, dit Mrs Hale.
Cependant, il y a toujours beaucoup de bruit et de saleté. Je me souviens être allée
une fois dans une fabrique de chandelles avec une robe en soie lilas qui a été tout
abîmée.
— Sans doute, rétorqua Mrs Thornton d’un ton sec et
fâché. Mais je pensais que des nouveaux venus dans une ville qui a pris dans le
pays tant d’importance à cause de la nature de son commerce et des progrès qu’on
y a réalisés auraient eu à cœur de visiter les lieux de production, dont je me suis
laissé dire qu’ils étaient uniques en Angleterre. Si Miss Hale change d’avis
et condescend à s’intéresser aux usines de Milton, c’est avec plaisir que je lui
obtiendrai la permission d’entrer dans une manufacture où le coton est peigné ou
imprimé, ou de regarder les opérations simples de la filature telles qu’elles se
déroulent dans l’usine de mon fils. On y voit les derniers progrès des machines,
portés à leur plus haut degré de perfection.
— Je me réjouis que vous n’aimiez pas les usines ni les
manufactures, souffla Fanny tout en se
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