Nord et sud
toute ma tête, j’ai jamais un doute sur la gloire qui m’attend.
— Ne parlons pas des idées qui vous viennent quand vous
avez la fièvre. Je préfère que vous me parliez de ce que vous faisiez quand vous
étiez bien portante.
— Je crois que j’allais bien jusqu’à la mort de ma mère.
Mais depuis, j’ai jamais été bien vaillante. C’est juste après que j’ai commencé
à travailler dans une salle à carder, et la fluche qui s’est mise dans mes poumons
m’a empoisonnée.
— La fluche ? demanda Margaret, perplexe.
— La fluche, répéta Bessy. Ces petites poussières qu’elles
volent quand on carde le coton, et qu’elles remplissent l’air un peu comme un brouillard
blanc. Paraît que ça vous colle à l’intérieur des poumons et que ça les durcit.
Enfin, y a beaucoup de cardeurs qui tombent malades et se mettent à tousser et à
cracher le sang parce qu’ils sont empoisonnés par la fluche.
— Mais on n’y peut donc rien ? demanda Margaret.
— Allez savoir. Il y a des patrons qu’ont installé en bout
de salle une grande roue qui fait courant d’air pour chasser la fluche ; mais
ça coûte très cher, une roue comme ça, cinq ou six cents livres, peut-être bien,
et ça rapporte rien. Alors y a pas beaucoup de patrons qui sont prêts à en faire
mettre une. Et j’ai entendu dire que les ouvriers, ils aiment pas travailler dans
les salles où y en a une, parce qu’ils disent que ça leur donne faim ; qu’ils
ont été si longtemps habitués à avaler de la fluche qu’ils ont du mal à s’en passer,
et qu’y faudrait leur augmenter leur salaire si on veut les faire travailler dans
des salles où y a une roue. Alors entre les patrons et les ouvriers, la roue, elle
a pas vraiment sa chance. Mais moi, j’aurais quand même bien aimé qu’y en ait une
dans la salle où je travaillais.
— Votre père n’était pas au courant ?
— Oh si. Et ça lui faisait du souci. Mais notre usine était
pas la plus mauvaise, et les ouvriers étaient des braves gens sérieux. Alors mon
père avait pas trop envie de me laisser aller dans un endroit où j’aurais connu
personne. Et même si vous avez peine à le croire aujourd’hui, on me disait souvent
que j’étais mignonne. Et puis je voulais pas passer pour une mauviette. Avec ça,
fallait payer pour l’école de Mary, maman y tenait ; papa achetait souvent
des livres, et il allait à des conférences sur ci ou ça. Tout ça, ça coûtait, alors
j’ai travaillé jusqu’à ce que je puisse plus me sortir le bruit des machines des
oreilles ni la fluche des poumons. Voilà.
— Quel âge avez-vous ? demanda Margaret.
— Dix-neuf ans en juillet prochain.
— Moi aussi, j’ai dix-neuf ans.
Elle pensa, plus tristement que Bessy, au contraste entre elles
deux. Pendant un moment, elle ne put articuler un mot tant l’émotion lui nouait
la gorge.
— À propos de Mary, reprit Bessy. Je voulais vous demander
si elle pourrait compter sur vous ? Elle a dix-sept ans, c’est la petite dernière
de la famille. Je veux pas qu’elle aille à l’usine, mais je ne vois pas ce qu’elle
peut faire d’autre.
— Elle ne serait pas apte à...
Margaret regarda malgré elle les coins de la pièce qui n’avaient
pas été nettoyés – elle ne pourrait sans doute pas prendre du service.
— Nous avons une domestique fidèle qui est avec nous depuis
longtemps ; elle fait presque partie de la famille, mais elle est très maniaque
et mieux vaut ne pas lui donner une aide qui serait pour elle une source de contrariété
et d’irritation.
— C’est sûr, je comprends. Vous avez sans doute raison.
C’est une bonne fille, notre Mary, mais comment voulez-vous qu’elle sache tenir
une maison ? Pas de mère, moi à l’usine, et qui n’étais plus bonne à rien quand
je rentrais, sauf à la gronder d’avoir mal fait ce que je savais pas mieux faire
qu’elle. Mais j’aurais bien aimé qu’elle vive chez vous.
— Même si elle n’a pas exactement les qualités requises
pour servir chez nous – et je n’en suis pas absolument sûre – j’essaierai toujours
de prendre soin d’elle pour vous, Bessy. Maintenant, je dois partir. Je reviendrai
dès que possible ; mais si vous ne me voyez pas demain ni après-demain, ou
même pendant une semaine ou deux, ne vous imaginez pas que je vous ai oubliée. Je
vais peut-être avoir beaucoup à faire.
— Je le sais que vous m’oublierez plus. J’ai confiance
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