Nord et sud
ce Mr Reid,
qui n’était pas encore capitaine, a paru le prendre en grippe dès le début. Et attends !
Voilà les lettres qu’il a écrites depuis le Russell . Quand il a été désigné
pour aller à son bord, il a découvert que son vieil ennemi Reid était capitaine.
Alors il s’est préparé à subir patiemment sa tyrannie. Tiens, voilà la lettre. Lis-la,
Margaret. C’est là qu’il dit... attends : « Mon père peut être sûr
que je supporterai avec la résignation nécessaire tout ce que je peux accepter de
la part d’un autre en tant qu’officier et gentleman. Mais si je me fie à l’expérience
que j’ai eue de mon actuel capitaine, j’avoue que je m’attends non sans appréhension
à une longue série d’actes de tyrannie à bord du Russell. » Tu vois, il
promet de prendre son mal en patience et je suis sûre qu’il l’a fait, parce que
c’était le plus gentil garçon du monde lorsqu’il n’était pas en butte à des vexations.
Et celle-là, est-ce la lettre où il parle de l’intolérance du capitaine vis-à-vis
de l’équipage, qui n’exécutait pas les manœuvres aussi vite que les marins du Vengeur ?
Tu comprends, ton frère explique qu’il y avait à bord du Russell beaucoup
de nouveaux, tandis que le Vengeur était resté en station pendant trois ans,
avec pour seule mission d’interdire les côtes aux bateaux négriers [34] et d’entraîner les hommes jusqu’à ce qu’ils montent dans les gréements et en descendent
comme des singes ou des écureuils.
Margaret parcourut lentement la lettre, qui était presque illisible
car l’encre avait passé. C’était peut-être – sans doute même – une description de
la façon autoritaire qu’avait le capitaine Reid d’exiger l’obéissance pour des vétilles,
très exagérée par le narrateur, qui écrivait alors que les incidents étaient encore
tout frais dans sa mémoire, juste après l’altercation. Tandis que plusieurs marins
étaient montés en haut du gréement du grand mât, le capitaine leur avait donné l’ordre
de descendre au plus vite, en menaçant le dernier d’une correction à la garcette.
Celui qui se trouvait le plus loin sur l’espar, voyant qu’il ne pourrait passer
devant ses compagnons, et redoutant vivement la honte d’être fouetté, s’était jeté
dans le vide pour essayer d’attraper une corde beaucoup plus bas, l’avait manquée
et était tombé sur le pont, sans connaissance. Il n’avait survécu à sa chute que
quelques heures et l’indignation de l’équipage était à son comble lorsque le jeune
Hale avait écrit sa lettre.
— Mais nous n’avons reçu cette lettre que longtemps après
avoir entendu parler de la mutinerie. Pauvre Fred ! Je suis sûre qu’écrire
a été pour lui un soulagement. Même s’il ne savait pas comment nous faire parvenir
sa lettre, le malheureux ! Un jour, nous avons lu un article dans le journal,
longtemps avant que la lettre de Fred ne nous arrive – parlant d’une mutinerie atroce
qui avait éclaté à bord du Russell et disant que les mutins avaient pris
possession du navire et qu’ils avaient disparu avec, sans doute pour se livrer à
la piraterie ; que le capitaine Reid avait été amariné avec quelques hommes
– des officiers, sans doute – dont on donnait les noms, car ils avaient été recueillis
à bord d’un vapeur de la Jamaïque. Oh, Margaret, cette liste nous a rendus malades,
ton père et moi, car nous n’y avons pas trouvé le nom de Frederick Hale. Nous avons
cru qu’il y avait une erreur. Ce pauvre Fred était un bon garçon, peut-être un peu
trop prompt à s’indigner. Et nous espérions que le nom de Carr, qui figurait sur
la liste, était une coquille pour Hale – tu sais, les négligences sont fréquentes
dans la presse. Alors, le lendemain, à l’heure du courrier, ton père est parti pour
Southampton à pied afin de chercher les journaux. Trop impatiente pour l’attendre
à la maison, je suis partie à sa rencontre. Il est revenu très tard, beaucoup plus
tard que je ne l’aurais cru ; je me suis assise devant une haie pour l’attendre.
Je l’ai enfin vu arriver, les bras ballants, la tête penchée en avant, la démarche
lourde, comme si chaque pas lui coûtait un énorme effort et le faisait souffrir.
Je le revois encore maintenant, Margaret.
— Ne me dites plus rien, maman. Je comprends ce qui s’est
passé, dit Margaret en s’appuyant tendrement contre sa mère et en portant sa main
à
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