Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
l’objet. Le sentiment n’est pas nouveau. L’auteur du Traité sur la tolérance est mort célébré par l’Europe, encensé par Paris, et détesté par le parti réactionnaire et dévot qu’il n’avait jamais ménagé, il est vrai. L’attaque reprend de plus belle depuis la fin du xx e siècle. Elle le dépasse d’ailleurs, et va de pair avec un mouvement de pensée qui a un but plus large : instruire un nouveau procès aux Lumières dans leur ensemble. Il recoupe des intellectuels divers, le plus souvent de sensibilité religieuse, qu’importe leur religion, chrétienne, juive, musulmane. En France, le très célèbre archevêque de Paris, Mgr Lustiger, avait tiré les premières cartouches dans les années 1980. Le cardinal allemand Mgr Ratzinger est vite venu le seconder avec une puissance de feu décuplée par son nouveau statut : sous le nom de Benoît XVI, il est devenu pape. On peut résumer leur raisonnement ainsi : en tuant Dieu et en prétendant libérer l’homme, les Lumières n’ont fait que déchaîner son orgueil, et cette folie a conduit à toutes les horreurs du xx e siècle, les totalitarismes, les camps de concentration. Quand il s’agit de Voltaire, la plupart se contentent d’une exécution encore plus sommaire : comment peut-on aimer Voltaire ? Il est antisémite. L’attaque se répand. Ne l’esquivons pas.
On peut même aller jusqu’à comprendre le fondement psychologique de ce ressentiment. Les Lumières ont été très dures avec la religion en général et l’Église romaine en particulier. On a parlé déjà du leitmotiv voltairien « écrasons l’infâme », dont de nombreux catholiques pensent qu’il les vise particulièrement. Citons, parmi cent autres exemples, cette lettre de l’auteur de Candide à son ami le philosophe Helvétius, pour se moquer des querelles spirituelles qui agitaient l’époque : « Il faut étrangler le dernier jésuite avec le boyau du dernier janséniste. » On peut entendre que les descendants actuels des deux tendances aient toujours du mal à digérer la plaisanterie.
Par ailleurs, on l’a dit, Voltaire en a connu d’autres. On pourrait s’amuser à suivre la trace de toutes les attaques dont il a fait l’objet de son vivant et depuis sa mort, et constater à quel point elle s’adapte aux préoccupations de l’époque. Dans le manuel d’histoire de France de Segond, diffusé à des milliers d’exemplaires au début du xx e siècle, l’auteur s’offusque d’abord de ce que ce « brillant touche-à-tout fit un mauvais usage de son génie en s’attaquant à la religion chrétienne ». Il ajoute ensuite : « On ne peut oublier enfin qu’il eut le triste courage d’applaudir aux victoires de Frédéric II sur la France. » Le point est exact, il le fit. Au xviii e siècle, on considère encore les campagnes militaires comme de nos jours les matchs de football, on se sent le droit d’être d’un camp ou d’un autre, le nationalisme absolu du xix e siècle n’est pas né, et Voltaire par ailleurs n’est jamais en retard d’un compliment à tous ceux dont il cherche la protection. On comprend l’intérêt de balancer l’anecdote à la veille de 1914 : c’était un mauvais Français ! Aujourd’hui, tout le monde s’en fout bien. On a donc changé d’accusation. Cela la rend-elle plus juste ?
Soyons clair. Aucune critique n’est interdite contre quiconque. Les philosophes ont souffert dans leur chair des lois réprimant le blasphème. On ne va pas les rétablir pour punir ceux qui blasphèment les philosophes. En outre, il y a tant de vraies critiques à faire des Lumières. La plupart des penseurs luttaient pour les libertés individuelles, de pensée, de croire, mais quand ils se sont piqués de s’engager dans la politique de leur temps, ils se sont bien trompés. Catherine II de Russie pouvait faire croire à son ami Diderot à quel point il inspirait son action, elle a écrasé la Russie comme tous les autres avant elle. Voltaire, dans un rôle fantasmé de conseiller suprême de son cher Fréderic, chez qui il vivait à Berlin, s’est cru l’Aristote d’un nouvel Alexandre le Grand. Il n’a été que le courtisan d’un roi autoritaire. Aucun n’a jamais voulu comprendre qu’un despote éclairé est d’abord un despote. Nul d’entre eux n’a vraiment aimé le peuple, ni compris ses aspirations à la démocratie. « Je ne saurais souffrir, disait Voltaire, que mon
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