Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
scolastique
Aïe ! Voilà encore un mot qui a terriblement mal vieilli. Nous autres, lecteurs du xxi e siècle, le connaissons parfois pour l’avoir croisé dans des textes de la Renaissance, qui ne l’aime guère. Pour les gens de l’époque de Rabelais ou de Montaigne, la scolastique, c’est l’art de couper en douze des points de théologie dont on ne comprend même pas la formulation, c’est le symbole même du savoir sclérosé des universités qui n’ont pas voulu changer depuis le Moyen Âge. Comme n’importe quel concept, il reprend toute sa splendeur quand on le replace dans le contexte de sa naissance. La scolastique est liée au xiii e siècle, et va de pair alors avec cet incroyable vent d’ouverture qui souffle sur tous les beaux esprits de l’Europe, féconde tous les savoirs et résulte d’un immense choc culturel. À ce moment-là, pleine période d’expansion urbaine, l’étude sort enfin des cloîtres et des univers fermés des monastères où elle avait été préservée depuis des siècles pour arriver en ville à travers une institution nouvelle : l’université. On en ouvre à Toulouse, à Oxford, à Paris.
Bien évidemment, les universités médiévales ne sont pas tout à fait semblables à celles que nous connaissons aujourd’hui. Elles dépendent de l’Église ; les étudiants et les maîtres y sont tonsurés car ils sont clercs. Par d’autres côtés, elles les préfigurent : les chahuts y sont fréquents, on y voit de véritables mouvements de protestation étudiante, on y sent une joie de vivre et d’apprendre plus proche d’une de nos facs que de l’austère bibliothèque d’un monastère. On y développe l’esprit, aussi, en pratiquant la disputatio , sorte de débat organisé pour confronter des thèses. Surtout, ces établissements nouveaux sont en première ligne face au grand choc culturel de l’époque : la redécouverte de la philosophie antique et en particulier d’Aristote. On ne connaissait en Occident que des bribes de l’œuvre du philosophe grec. Ailleurs, et un peu avant, d’autres grands savants l’avaient étudiée, décortiquée, notamment les deux grands philosophes musulmans, le Perse Avicenne (980-1037) et surtout l’Espagnol de Cordoue, Averroès (1126-1198). Grâce à la « Reconquista » progressive que les catholiques font de l’Espagne, grâce aussi à un point de passage comme la Sicile, les textes de ces grands esprits, de ces grands passeurs, arrivent en Occident. L’averroïsme devient une des grandes disciplines universitaires. On se met à marcher sur les chemins que les musulmans ont défrichés, en traduisant, en étudiant Aristote et les Grecs. C’est ainsi que l’on découvre cette réalité impensable jusqu’alors : ainsi donc il y eut dans le passé des esprits assez forts pour penser le monde sans avoir besoin de Dieu, ainsi donc il peut exister une philosophie autonome de la théologie. Aujourd’hui, cela semble banal. C’était alors vertigineux et les esprits ne s’y sont pas fait sans peine.
En 1215, par exemple, l’étude d’Aristote est interdite à Paris – mais cela fera la fortune de l’université de Toulouse où l’on avait toujours le droit de l’enseigner. Au milieu de ce même xiii e siècle, Thomas d’Aquin (1225-1274), un brillant dominicain italien venu étudier à Paris, va réussir le tour de force qui aidera l’Église à sortir de ces contradictions : il réussit à repenser Aristote et à l’intégrer à la pensée chrétienne, il le digère en quelque sorte. La philosophie était rejetée comme païenne. Il en fait la « servante de la théologie », une des marches qui conduisent à Dieu. On dira de lui qu’il a célébré le « mariage d’Athènes et de Jérusalem ». Il faudra un petit moment pour que l’Église le comprenne. Dans un premier temps, les oppositions entre théologiens sont fortes et ses thèses sont condamnées. Puis il est canonisé (en 1323) et au xviii e est fait docteur de l’Église, le tour de force méritait cela.
On l’a compris, la scolastique n’avait donc rien d’une sclérose de l’esprit et elle aurait pu aller bien plus loin encore dans le sens de la liberté. On le sait aujourd’hui d’une façon assez paradoxale.
En 1277, Étienne Tempier, évêque de Paris, siffle la fin de ce qui peut nous apparaître comme une longue et joyeuse partie. Il édicte un texte qui condamne solennellement, une par une, 219 thèses.
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