Nostradamus
mon choix s’est porté !…
– Tais-toi ! Tais-toi ! rugit
le jeune homme furieux.
– Nous pouvions pousser tranquillement
jusqu’à Paris ! Là, nous eussions trouvé vivres, couvert, gîte
et le reste. Non ! il a fallu nous arrêter à Melun ! Il a
fallu que je sois tenté par l’opulence du voyageur
inconnu !
– Tais-toi ! Tais-toi ! répéta
le jeune homme exaspéré.
– Il m’a frappé jusqu’aux sources de la
vie. Quelle poigne ! Quel rude tueur ! Toi-même, tu as
reculé devant lui !
– Reculé ! Oui ! J’ai
reculé ! Moi ! Je fusse mort plutôt que de ne pas
reculer ! Il y aurait eu un gouffre derrière moi que j’aurais
reculé quand même !… Et qu’a-t-il fait lui, pour me forcer à
reculer ? Il lui a suffi d’étendre son bras vers moi ! Il
m’a touché au front du bout de son doigt ! Et j’ai
reculé !
– Allons, console-toi, goguenarda le
vieux. Après tout…
– Quoi ! hurla le jeune.
Achève !
– Eh bien, frissonna le blessé en
esquissant un signe de croix, cet homme est sans doute un envoyé de
Satan. As-tu remarqué ces yeux de flamme ardente ! As-tu
remarqué enfin l’étrange nom que lui a donné son
compagnon ?…
– Non ! Je n’ai pas entendu.
– J’ai entendu, moi ! Son compagnon
l’a appelé… attends… comment ? Ah ! cornes du pape, j’ai
oublié !
– Rappelle-toi ! rugit le jeune
homme. Homme ou démon, cet être qui t’a frappé à mort, cet être qui
m’a fait reculer, moi ! je le hais ! Il me semble que
j’ai été jeté au monde pour le haïr ! Je veux le retrouver,
vois-tu ! Je veux l’éventrer de mes mains ! Rappelle-toi
le nom damné qu’il porte !…
– Son nom ? râla le blessé… Attends…
oh ! j’y suis !… son compagnon l’a appelé… c’est :
NOSTRADAMUS !…
Ce blessé qui allait mourir, c’était
Brabant-le-Brabançon.
Et son jeune compagnon, c’était Le Royal de
Beaurevers.
III – L’AUBERGE DES TROIS GRUES
Au bord de la route, l’auberge solitaire
dressait sa façade de vieille pierre grise, au long de laquelle
grimpait un escalier extérieur ; elle avait sa porte sur
perron, avec une enseigne montrant trois grues sur la berge d’un
étang.
La porte s’ouvrait sur une vaste salle dont le
vide est mal déguisé par quelques mauvaises tables, une douzaine de
lourds escabeaux en chêne, deux ou trois images clouées aux murs,
le tout sous un plafond à poutres enfumées. La seule gaieté de
cette salle est l’immense cheminée au fond de laquelle des branches
de sapin pétillent, accompagnant les mugissements du vent et le
crépitement de la pluie.
Sous la cheminée, cette nuit-là, quatre
compagnons avaient tiré une table autour de laquelle ils s’étaient
assis. Leurs manteaux fumaient devant la grande flamme, étalés sur
des escabeaux. Ils étaient dépenaillés, crottés, leurs buffles
déchirés et ils étaient formidables, avec leurs longues rapières et
leurs dagues, passées à la ceinture, sans gaine.
– Quel temps, messieurs, quel
temps ! dit Trinquemaille.
– C’est à croire que la Garonne nous
asperge, dit Strapafar.
– C’est lou délouze ouniversel, dit
Corpodibale.
– Ya. On tirait gu’il bleut, dit
Bouracan.
Trinquemaille était Parisien, onctueux, avec
une mine de rongeur. – Strapafar, fils d’Espagnol, était
Languedocien ou Gascon, ou Provençal, étant né en route pendant une
randonnée de ses père et mère. Il avait l’échine souple et le
museau pointu, les yeux astucieux. – Corpodibale était Piémontais.
Il avait toutes les qualités du loup à jeun. – Bouracan était un
transfuge de l’armée de Charles-Quint, qui avait ensuite déserté
l’armée française. Il était puissant et bête comme un dogue.
Leurs oreilles étaient tendues vers les bruits
du dehors ; et cependant, du coin de l’œil, ils surveillaient
un quartier de porc qui tournoyait devant la flamme. Bientôt le
quartier de porc fut dépecé en quatre parts dont chacun saisit la
sienne, qu’il se mit à dévorer en l’arrosant de larges rasades d’un
vin contenu dans une outre. Seul, Trinquemaille s’aidait de sa
dague ; chacun, à son tour, saisissait l’outre.
Un grand gaillard, assis, les regardait de
loin ; c’était l’hôte.
– C’est exquis, palsambleu ! dit
Trinquemaille, mais ne vaut pas le pâté de la
Devinière,
tenue actuellement par Landry Grégoire.
– C’est superbe, vivadiou ! dit
Strapafar,
Weitere Kostenlose Bücher