Opération Mincemeat : L'histoire d'espionnage qui changea le cours de la Seconde Guerre mondiale
à Istanbul sous une pluie battante, « comme à Édimbourg dans
ses mauvais jours », et loua un bateau pour rejoindre l’île. « Deux
policiers turcs montaient la garde devant la villa. Mme Trotski, une
petite femme maternelle à l’air anxieux, vint m’accueillir. Trotski apparut et
nous nous installâmes pour discuter. »
Ils discutèrent jusque tard dans la nuit, à propos des
frustrations de Trotski, de ses amis exilés en Sibérie et de son souhait de
contacter Christian Rakovsky, le bolchevik bulgare qui finirait par périr entre
les mains des bourreaux de Staline. À la fin de la soirée, un pistolet chargé
fut remis à Ivor « pour qu’il le mette sous son oreiller par mesure de
précaution contre les assassins ». (Trotski serait assassiné à Mexico en
1940.) Ivor ne parvint pas à trouver le sommeil. « Je ne savais pas
quelles précautions prendre contre le revolver et j’étais terrifié. »
Le lendemain matin, Trotski et Ivor partirent pêcher dans la
mer de Marmara. Les gardes du corps turcs ramèrent. La conversation axée sur la
politique continua. Les conditions météorologiques étaient atroces. Ils rentrèrent
bredouille. « Je garderai toujours le souvenir de notre frêle esquif, en
périlleux équilibre sur la crête d’une vague, prêt à se briser sur un
monstrueux rocher, Trotski, perché à la proue, répétant aux policiers, qui
ramaient de toutes leurs forces pour sauver leur vie, l’équivalent d’“une-deux
une-deux” sur un ton et avec une autorité qui auraient pu commander une
armée. »
La rencontre avec Trotski marqua un tournant. Ivor Montagu
était attiré par cette « personnalité fascinante et autoritaire »
mais « horrifié par son narcissisme », par l’ambition du
révolutionnaire en exil : « J’avais l’impression d’avoir compris que
ce qui le rendait insupportable pour tout parti était le fait que sa
personnalité dictait son jugement. » Ivor n’avait pas encore trente ans,
mais c’était déjà un apparatchik et un stalinien engagé. Trotski savait qu’Ivor
était un outil consentant du régime soviétique. En 1932, il écrivit :
« Ivor Montagu a, ou a eu, de la sympathie envers moi, mais aujourd’hui,
même à son niveau, il est paralysé par son adhésion au parti. »
Son engagement était devenu absolu et permanent : il
faisait des discours, écrivait des pamphlets et tournait des films de soutien
au communisme. Toute sa vie, les manifestations les plus cachées et les plus
dangereuses de son obédience au parti restèrent secrètes.
Le MI5 avait commencé à s’intéresser à l’honorable Ivor
Montagu en 1926, après avoir intercepté une lettre qu’il avait écrite à un
membre d’un syndicat soviétique en visite en Angleterre pour lui demander
l’autorisation d’aller à Moscou. Les fouineurs commencèrent immédiatement à
ouvrir le courrier d’Ivor et à épier ses moindres faits et gestes, rapportant
que « Montagu était connu pour avoir été mêlé pendant quelque temps au
cercle restreint du Parti communiste ». Son comportement était plus que
suspect : il assistait à des congrès radicaux, jouait au tennis de table,
traduisait des pièces de théâtre en français, fréquentait des acteurs et des
réalisateurs d’extrême gauche, portait un long manteau en cuir de Mongolie et
distribuait des films soviétiques. Sa correspondance avec Trotski fut copiée et
consignée dans les dossiers de plus en plus épais ouverts pour Ivor au MI5. Un
rapport de 1931 de la Branche Spéciale était teinté d’antisémitisme : « Montagu
a des cheveux bruns frisés et ressemble sans aucun doute à un Juif. Ses yeux
sont marron foncé et il a le teint pâle. Il est généralement sale et
négligé. »
Lorsque la guerre fut déclarée, Ivor Montagu avait coupé le
contact avec sa famille, à l’exception d’Ewen. Tandis que son frère aîné
continuait à profiter des services du majordome à Kensington Court, Ivor vivait
à Brixton, partageant un appartement crasseux avec Betsy, un corniaud adopté au
refuge canin de Battersea, Hell, sa femme, Rownala, sa belle-fille, ainsi que
sa belle-mère, accro au fromage et aux pickles, même s’ils la faisaient
souffrir d’indigestion chronique. « À quoi ça sert de vivre si l’on ne
peut pas manger du fromage avec des pickles ? » s’interrogeait-elle.
Cofondateur de la Ligue des mangeurs de fromage, Ivor ne lui donnait pas tort.
Les frères Montagu
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