Par le sang versé
même uniforme sommaire que les soldats rebelles. Elles sont armées. Une heure encore se passe. Puis un couple pénètre dans la paillote de Pazut. La femme rit ; elle tire le viet par sa manche. Pazut accentue la pression de son poignard contre sa poitrine. Il se blesse sans s’en apercevoir. Le couple s’installe sur le grabat. En riant par petites saccades, la femme déshabille le soldat.
« Ils vont baiser, ces salopards ! pense Pazut. Si par miracle je sors de là, on ne me croira jamais. »
Plusieurs hommes se relaieront sur le grabat. Ils paraissent avoir l’habitude. Puis une autre femme prendra la place de la première et les ébats sexuels se poursuivront toute la nuit.
Un peu avant l’aube, la troupe au complet s’évanouit. Pazut attend encore une demi-heure avant de bouger. Quand, enfin, il sort du silo, il tremble de froid et de peur. Ses membres sont presque paralysés. Il a saigné toute la nuit sans s’en apercevoir. Pourtant il parvient à marcher. Un instant, il hésite à couper les cordes qui soutiennent les corps pendus de ses compagnons. Mais il juge que ce serait prendre un risque inutile : les viets ont abandonné le secteur et Pazut peut tenter de regagner de poste de Giang-Trom.
Toute la journée Pazut se déplace par petits bonds comme un animal traqué, attentif au moindre bruit suspect. Vingt fois il se terre dans une immobilité totale, insensible aux piqûres de moustiques, aux fourmis qui s’infiltrent dans les jambes de son pantalon par grappes entières. Il s’oriente par instinct.
Lorsque enfin il aperçoit les lumières du poste, il est près de vingt heures ; la nuit est tombée et il lui reste une nouvelle difficulté à surmonter : il ignore le mot de passe et il connaît la méfiance dont font preuve les sentinelles de la Coloniale. Au « Qui va là ? » lancé par une voix à forte résonance nord-africaine, il répond bêtement : « C’est la Légion. »
Une rafale de fusil mitrailleur crépite instantanément. Les balles ricochent sur un rocher, à peine à deux mètres de lui. Les nerfs de Pazut craquent ; il se jette à plat ventre, les deux mains sur le crâne ; il écrase son nez sur la terre rocailleuse ; il est secoué d’un tremblement convulsif, il geint, il pleure.
La sentinelle continue à tirer coup par coup dans la direction d’où proviennent les plaintes. Miraculeusement, Pazut n’est pas atteint. Par chance un caporal-chef, bientôt suivi d’un sergent, ont rejoint le poste de guet, attirés par le bruit de la fusillade. Bien qu’excessivement méfiants, ils font cesser le feu et tentent d’engager le dialogue ; le sergent hurle :
« Qui va la ? »
Il faut plus d’une minute à Pazut pour se reprendre et crier à son tour :
« Pazut, Légion étrangère ! Tirez pas, mon lieutenant ! Tirez pas ! »
Sans relâcher sa vigilance, le sergent lance :
« Qu’est-ce que tu fous là ? »
Pazut reprend ses esprits, l’espoir renaît brusquement en lui.
« Survivant du groupe Roch, 8 e compagnie, 3 e Étranger. »
Évidemment ça colle : le sergent n’ignore rien de l’embuscade de la veille. Néanmoins une ruse n’est pas exclue, les viets peuvent avoir obtenu les renseignements criés par le légionnaire en fouillant les morts ou en torturant un survivant.
Pazut est trop loin pour être atteint par le faisceau de la lampe torche portative, que les coloniaux ont braqué dans sa direction.
« Tu distingues le bout du faisceau ? crie le sergent à Pazut.
– Oui, mon lieutenant, j’en suis pas loin.
– Tu vas te présenter de face à la lumière ! À poil, tu m’entends, à poil ! Si tu gardes seulement ton bracelet-montre, je te flingue comme un lapin.
– Compris, mon lieutenant, lance Pazut en commençant à arracher ses vêtements. À poil, complètement à poil. Compris.
– Et les mains en l’air, les doigts écartés », ajoute le caporal.
Conscient du danger qui le menace, Pazut suit les instructions à la lettre. Nu comme un ver il s’avance lentement dans le faisceau lumineux. À chacun de ses pas, les trois hommes de la Coloniale se détendent davantage. De son côté Pazut reprend de l’assurance malgré sa situation grotesque. Quand il n’est plus qu’à cinq mètres, l’évidence balaie le dernier doute. Le caporal, un pied-noir, lance, narquois :
« Ils sont gironds dans la Légion ! C’est une vraie petite caille, ce rombier ! »
Mais lorsque
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