Par le sang versé
Pazut pénètre enfin dans l’abri, personne n’a plus envie de plaisanter : le petit légionnaire s’écroule la tête dans les mains, repris par ses convulsions nerveuses. Le sergent enlève sa chemise et aide Pazut à l’enfiler, puis il l’escorte jusqu’à la popote des sous-officiers où le capitaine Joliot les rejoindra, recueillant le premier le témoignage de Pazut, qui figure en détail dans le journal de marche du 3 e Étranger.
Mais ce récit, Pazut n’en réserva pas l’exclusivité aux dossiers de l’armée. Il tint de véritables conférences de popotes, mimant et contant la fin tragique de ses compagnons. Il narra l’épisode du silo de riz et les ébats des viets avec un tel luxe de détails, qu’il fut surnommé par les légionnaires de la 8 e compagnie : « Le voyeur. »
Ce surnom lui resta et fut même employé par la suite par des hommes qui ignoraient tout de son aventure.
Blessé trois ans plus tard sur la frontière de Chine, Pazut fut rapatrié et réformé. Il tient aujourd’hui un bar à Cattane en Sicile, d’où il était originaire.
3.
V IOLENTES et cruelles, les embuscades se renouvelaient à une cadence de plus en plus accélérée, mais les légionnaires qui vécurent cette fin d’année 1946 en Cochinchine en gardent un doux souvenir. Leur enfer était encore devant eux.
L’implantation du 3 e Étranger en Extrême-Orient avait été précédée de quelques mois par celle du 2 e qui avait vu, lui aussi, ses bataillons • et ses compagnies dispersés sur l’ensemble de la Cochinchine. Il ne restait à Saigon qu’une compagnie de base arrière, cantonnée à la sortie nord de la ville.
Le lieutenant-colonel Babonneau, commandant en second du 2 e Étranger, avait établi ses quartiers au sein de cette compagnie, la 8 e , qui était composée uniquement de vétérans, survivants des campagnes de Tobrouk, Bir-Hakeim et d’Italie. Le lieutenant-colonel Babonneau avait lui aussi participé à ces combats qui avaient contribué à affirmer sa réputation de baroudeur héroïque. S’exposant souvent inutilement sur les champs de bataille, Babonneau considérait que les risques qu’il courait étaient largement compensés par l’estime qu’il gagnait ainsi aux yeux de ses hommes.
Les faits d’armes du lieutenant-colonel Babonneau illustrent l’histoire de la Légion étrangère. Mais si son souvenir reste aujourd’hui légendaire, ce n’est pas seulement à sa témérité au combat qu’il le doit.
Par ses excentricités Babonneau avait retardé son avancement et il ne jouissait en haut lieu que d’une estime modérée. En revanche, il n’existait pas, au 2 e Étranger, un seul légionnaire qui ne se serait précipité au feu pour lui. Sur ses états de service, les citations les plus glorieuses voisinent avec les blâmes les plus inattendus.
De taille moyenne, le lieutenant-colonel Babonneau possédait une force herculéenne, c’était un sanguin, buveur jovial et coléreux ; il s’exprimait dans le langage imagé et chantant des Gascons. Malgré son grade et son âge, il continuait à accompagner souvent ses hommes en patrouille, marchant en tête de colonne un long bâton à la main, occupant la place d’un sous-officier.
L’étrangeté de son comportement ne s’arrêtait pas là. Chaque samedi à l’heure du quartier libre, le colonel sortait avec ses légionnaires, vêtu d’une tunique de 2 e classe et d’un képi blanc. Il faisait la tournée des bistrots et des bordels, se livrant à de gigantesques beuveries qui voyaient généralement leurs dénouements aux postes de gendarmerie.
Pendant vingt-quatre heures ses hommes l’appelaient « Babs », le tutoyaient et cela sans affectation ni malice. Jamais aucun d’eux ne chercha à profiter de la situation pour en tirer un avantage quelconque et jamais durant le service la moindre allusion aux écarts hebdomadaires du colonel n’était faite.
Par une soirée étouffante de la fin du mois de juin 1946, le lieutenant-colonel Babonneau est distrait d’un routinier travail de paperasserie par l’apparition inattendue du légionnaire Boris Volpi, qui se tient au garde-à-vous à un mètre derrière la porte ouverte de son bureau.
Volpi n’est pas un inconnu pour le colonel : depuis des années l’estime qu’il lui porte s’est souvent muée en faiblesses, créant une situation dont le légionnaire abusa inconsciemment maintes et maintes fois.
Volpi est un
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