Par le sang versé
à la fenêtre, un fusil mitrailleur.
Entre eux, sur la banquette du camion, s’intercale un troisième légionnaire : le chargeur, dont la mission consiste à passer des munitions aux tireurs en cas d’attaque. Des trois hommes, en principe, c’est lui le moins exposé. Pourtant, lors du dernier convoi il a été tué sur le coup. C’était un Anglais, il s’appelait Gérald Ross.
Shiermer pose sur la table deux gobelets de thé brûlant et il extrait à l’aide de ses dents, le bouchon d’une bouteille qu’il tient à la main. Puis il verse une large rasade d’alcool blanc dans chaque gobelet :
« La vieille m’a foutu trente boîtes de singe, et cinq litres de gnôle dans un carton, on les prendra en sortant, annonce-t-il.
– Parfait, approuve Meunier.
– Au fait, sergent, on vous a désigné le nouveau chargeur ?
– Oui, mais je ne l’ai pas encore vu. Il n’est arrivé qu’hier soir, directement de Bel-Abbès, via Haïphong. C’est un bleu, un jeune, il a couché au centre de triage. Le capitaine, chef de convoi, doit nous l’amener directement au véhicule.
– Un bleu ? Mais ils sont dingues ! Ils savent que nous roulons sur « bikini » aujourd’hui.
– Non seulement ils le savent, mais je l’ai rappelé au capitaine, il m’a répondu qu’il n’avait rien à en foutre. Que le gus avait fait ses classes à Bel-Abbès, qu’il était donc compétent. Quant au fait qu’il roule sur « bikini » pour sa première sortie, il trouve ça parfaitement normal. »
L’appellation « bikini » est un exemple type de l’humour de la Légion étrangère. Elle désigne les camions dont le chargement – carburant ou munitions – explosera à la première balle reçue sans laisser aucune chance de survie à ses occupants.
Un légionnaire pénètre dans le bistrot. Il est d’une extrême jeunesse. Ses traits d’adolescent s’accordent mal avec son képi blanc et son uniforme neuf. Il jette un regard circulaire et s’approche d’un groupe d’hommes auxquels il pose visiblement une question. L’un des légionnaires désigne la table de Meunier ; timidement le jeune homme s’en approche, puis il salue le sergent et déclare, au garde-à-vous :
« Légionnaire Blondeau, François. Désigné par le chef de convoi pour votre véhicule, sergent.
– Oui, je sais, assieds-toi, tu veux boire un coup ? »
L’adolescent remercie, acquiesce et s’assied.
« Voilà le caporal Shiermer, ajoute Meunier, c’est notre chauffeur, un as. »
Le jeune légionnaire se relève et à nouveau se fige dans un salut spectaculaire.
« Arrête ce cirque, interrompt Shiermer, je ne suis pas général de brigade. Assieds-toi et trinque avec nous. »
Blondeau accepte le thé mais refuse l’alcool. Un peu honteux, il s’excuse :
« Pour moi il est trop tôt. Dans la soirée, je ne dis pas…
– Personne ne te force », réplique gentiment Meunier.
Les deux vétérans sont conscients du malaise du jeune garçon. En d’autres circonstances ils en auraient vraisemblablement profité pour lui infliger quelques brimades rituelles. Mais la situation ne s’y prête guère. Et au contraire, ils cherchent à créer une ambiance amicale. Le jeune bleu prend peu à peu une assurance timide ; après quelques échanges anodins, il déclare :
« Il paraît que nous allons rouler sur « bikini » ? C’est épatant ! » Les deux gradés se dévisagent en silence. « Qui est-ce qui t’a raconté ça ? – Un grand rouquin et deux autres types. Ce sont eux qui m’ont dit que je vous trouverais ici. Le rouquin a ajouté : « Tu vas rouler avec le sergent Meu-« nier, sur un « bikini » ! Pour ton premier convoi, « tu as du pot ! Tu dois être vachement pistonné. » Shiermer va parler ; d’un geste le sergent l’interrompt :
« C’est vrai, il a raison, tu es verni. On appelle « bikini » les G. M. C. qui sortent de révision. Le nôtre tourne comme une horloge, tu verras. (Meunier poursuit, s’adressant au Suédois :) Tu restes un moment avec lui, j’ai une course à faire. »
Le jour se lève quand il sort du bistrot. En moins d’une minute, le sergent repère le rouquin qu’il connaît bien. Il l’attrape par l’épaule, le fait pivoter, et lui assène son poing sur l’œil de toutes ses forces. Surpris, l’homme effectue quelques pas en marche arrière avant de tomber groggy. Le sergent s’approche et déclare
Weitere Kostenlose Bücher