Par le sang versé
taisent, les nerfs tendus. Les véhicules de tête sont déjà engagés dans la descente. Ils sont tirés d’affaire. Dans une minute ou deux ce sera leur tour ; alors, ils pourront à nouveau respirer.
Comme d’habitude, la tactique des viets est parfaite. Ils ouvrent le feu sur le moteur du camion de Shiermer. Le half-track d’escorte, avec ses armes lourdes, est trop en avant pour venir en aide. Et si les rebelles parviennent à immobiliser le G. M. C. avant qu’il ne gagne la pente, c’est gagné pour eux. Derrière, toute la colonne sera contrainte de s’immobiliser. Le carnage pourra commencer.
De la fenêtre du G. M. C., le sergent fait feu au hasard. Blondeau a conservé son calme et lui passe les munitions. Le moteur du camion commence à flamber. Son élan devrait lui permettre de gagner la pente, mais l’un des pneus avant a éclaté, les roues prennent la direction de la droite, vers le flanc montagneux. Si Shiermer laisse faire, c’est en travers de la piste que va s’immobiliser le véhicule. C’est la catastrophe.
Alors, de toutes ses forces, le Suédois braque vers la gauche – vers le vide. Il doit se lever à moitié pour s’aider du poids de son corps dans cette poussée furieuse sur le lourd volant. Par terre, la jante à nu crisse sur la pierraille, mais elle finit par céder, et le G. M. C., mollement, oblique vers le précipice. Shiermer gueule : « Sautez ! Sautez vite tous les deux ! » Meunier a compris. Si le Suédois lâche le volant, le camion se redresse et s’arrête. Il hurle à son tour : « Shiermer ! Non, Shiermer !
– Saute, nom de Dieu ! Saute avec le gosse ! » Meunier obéit instinctivement. Il saute en tirant Blondeau par le bras. Contre le remblai, les deux légionnaires sont hors d’atteinte du tir ennemi. Par la porte ouverte du camion, ils voient le Suédois. Shiermer est maintenant couché sur le volant, crispé par l’effort. Vingt centimètres. Dix centimètres. Puis le camion plonge dans le précipice, libérant la route derrière lui. L’explosion déchire la vallée ; dans un gigantesque éboulis, les pierres giclent, volent dans tous les sens. Mais le camion suivant reprend de la vitesse, il ralentit à peine au passage pour récupérer Blondeau et Meu nier qui se tassent dans la cabine. Faisant feu de toutes les issues des véhicules, le convoi progresse.
Les viets n’avaient pas prévu qu’ils échoueraient en essayant de bloquer le quatrième camion. Le sacrifice d’un homme vient d’en sauver près d’un millier.
Thomas Shiermer fut décoré de la Légion d’honneur à titre posthume. On ne retrouva même pas sa plaque d’identité dans les débris du G. M. C. éparpillés dans un rayon de cent mètres.
30.
À B AN -C AO , le massacre de la R. C. 4 ne change pas grand-chose à la vie. Seules, les sorties se font moins fréquentes et moins lointaines, mais le poste peut-être ravitaillé par parachutage et les avions légers peuvent emprunter sa piste d’atterrissage.
Les bastions moins importants supportent plus difficilement le resserrement de l’étau viet ; ils commencent à se trouver dans un tel état d’isolement et de dénuement que leurs occupants sont souvent contraints de se contenter quotidiennement d’une poignée de riz et d’une tasse de thé léger. Les légionnaires sont en loques ou vivent pratiquement nus. Certains restent cinq ou six mois sans recevoir le moindre appui extérieur.
En revanche, Cao-Bang est devenu un gigantesque lupanar, la forteresse du bout du monde bouillonne d’une fiévreuse excitation. Les bistrots, les bordels, les maisons de jeux, ne désemplissent pas. Les légionnaires qui occupent la ville-hérisson savent qu’ils sont les habitants d’une citée irréelle ; Cao-Bang n’est qu’un mirage éphémère dont ils cherchent à tirer le maximum de jouissances. Pour les groupes de passage, l’exaltation est encore plus intense. Venus de postes lointains ou isolés, les permissionnaires se jettent désespérément dans quelques jours de détente ; après des mois d’exil, ils ont économisé des sommes considérables ; ils ont peur de ne pas avoir le temps d’en dépenser l’intégralité. Enfin, il y a les convoyeurs de la R. C. 4. Lorsqu’ils arrivent, ils peuvent considérer comme un miracle d’être en vie et ils savent que le lendemain ou le surlendemain ils devront repartir. Alors tous ces hommes se déchaînent furieusement et plongent
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