Par le sang versé
avec une frénésie sauvage dans ce cirque géant composé de morts en sursis.
Les autorités légionnaires ferment les yeux. Un officier qui était alors basé à Cao-Bang m’a dit :
« Imaginez Pigalle, à Paris, San-Paoli à Hambourg, Soho à Londres, s’il était établi, de façon incontestable, que la fin du monde surviendrait la semaine suivante. Imaginez ce qui se passerait dans ces lieux, et vous aurez une vision objective de ce qu’était Cao-Bang à cette époque. L’antichambre de l’enfer… »
Dans son bureau du Quartier Général du 3 e Étranger à Cao-Bang, le sous-lieutenant Benoît tourne en rond comme un fauve en cage. Il est attaché au secrétariat de l’état-major, ce qui, dans un régiment de Légion étrangère, ne constitue pas une sinécure : en plus des risques qui sont sensiblement les mêmes que ceux des autres combattants, le jeune officier est astreint à un ingrat labeur de paperasserie et de classement d’archives, avec toutes les responsabilités que comporte ce genre de besogne.
Ce matin-là, le sous-lieutenant Benoît peste contre ses supérieurs. Sa colère est telle qu’il finit par se laisser aller à parler à haute voix, bien qu’il soit seul dans son bureau :
« Des lâches, grogne-t-il, ce sont tous des lâches. Malgré leurs décorations qui leur pendent jusqu’au nombril les jours de fête, ils ne sont qu’une foutue bande de lâches ! – Vous m’avez appelé, mon lieutenant ? » L’adjudant-chef Javorsky vient de passer la tête à la porte du bureau adjacent.
« Non, Javorsky, je parlais tout seul, mais vous pouvez entendre. Je disais que depuis le colonel jusqu’au lieutenant Leroux ce sont tous des lâches. Et j’espère que vous m’approuvez. »
L’adjudant-chef est partagé entre la règle immuable qui consiste à ne jamais contredire un supérieur et le scepticisme que lui inspirent les déclarations de Benoît. Il fait une réponse de Normand :
« Mon lieutenant, dans le tas, il y en a quand même quelques-uns qui ont une sacrée grosse paire.
– Évidemment, crétin. Au combat, ils ont tous une sacrée grosse paire, comme vous dites si élégamment. Mais ça n’est pas de ça que je veux parler. Ce n’est pas devant l’ennemi qu’ils font la valise, c’est devant les emmerdements diplomatiques. Les missions subtiles qui demandent du doigté, entraînent une dégringolade à rebours, dans le sens inverse de la hiérarchie, jusqu’à ce qu’elles atterrissent sur le paletot de l’officier le moins gradé, en l’occurrence, moi-même !
« Ce qui me fait râler le plus dans cette histoire, poursuit objectivement le sous-lieutenant, c’est qu’ils ont précisé que seul un officier pouvait se charger de la corvée. Sans ça, je m’en serais foutu, moi aussi. Je m’en serais débarrassé sur votre dos. Vous auriez fait de même sur la personne d’un des sergents, et on aurait fini par aller chercher un deuxième pompe en punition aux latrines. Mais là, rien à faire, la vacherie est pour moi. Dès que le père Lemaître arrivera, faites-le entrer. »
Le père Lemaître, aumônier du 3 e Étranger, est une figure légendaire au régiment. Il porte avec élégance l’uniforme sur lequel seules les épaulettes indiquent son sacerdoce. Il arbore, en permanence, un paisible sourire, et fait preuve d’une égale bonne humeur et d’une immense compréhension à l’égard de son très spécial troupeau d’ouailles. Dès qu’il pénètre dans le bureau de Benoît, le jeune officier se dresse :
« Bonjour, mon père, asseyez-vous.
– Mon père ? S’étonne le prêtre. Vous devenez cérémonieux avec l’âge.
– Excusez-moi, l’abbé, rectifie Benoît, je ne suis pas dans mon assiette.
– Vous devriez plutôt voir le major. Vous ne semblez pas en être au point de requérir mes offices.
– Non, l’abbé, cliniquement je ne suis pas atteint ; en fait, j’ai une déclaration à vous faire, qui me met particulièrement mal à l’aise. »
L’aumônier est amusé par l’embarras du sous-lieutenant.
« Je vous écoute.
– Je tiens d’abord à préciser que les consignes que j’ai reçu l’ordre de vous transmettre, viennent d’en haut. Je n’ai participé en rien au débat qui les ont fait naître. Dans cette histoire je ne suis qu’un instrument.
– C’est tellement grave qu’aucun de vos supérieurs n’a eu le courage de m’affronter ? C’est bien ça ?
– Ce
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