Par le sang versé
aujourd’hui le colonel V… visiblement surpris et désorienté par l’absence du traditionnel comité d’accueil. Lorsque dans l’un des trois hommes à demi nus qui viennent à leur rencontre, pelle en main, suant et mal rasés, le colonel reconnaît Mattei, il suffoque d’indignation.
« Capitaine ! Vous avez perdu la tête ! » vocifère-t-il.
Mattei s’approche du colonel, le touchant presque. Il ignore les autres personnages présents. Bien que sa haine et son ressentiment soient évidents, c’est avec calme qu’il déclare : « Foutez le camp !
– Mattei, vous délirez, réplique le colonel. Vous oubliez mon grade, la position des gens qui m’accompagnent, je vous ferai traduire devant le conseil de guerre ! » Sans s’émouvoir, Mattei reprend : « Foutez le camp ! Si dans une minute vous n’êtes pas parti, je fais balancer une douzaine de grenades sur la piste. Vous serez contraint d’emprunter la R. C. 4 pour regagner Lang-Son et Hanoï. Vous vous souvenez de la « magie grandiose de certains décors féeriques » dont vous me parliez il y a deux ans, vous pourrez en faire goûter le charme à vos invités. » Le colonel se tourne vers les civils : « Veuillez excuser cet homme qui a dû être pris d’une crise de folie subite. Rentrons, je pense que c’est plus sage. »
Le Morane effectue un demi-tour sur place et reprend son vol. Jamais plus Mattei n’entendra parler du colonel V… qui ne transmit aucun rapport sur l’incident.
Adam fut enseveli dans la soirée, et le nid d’aigle prit le nom de « Poste Ickewitz ».
Jusqu’à l’évacuation de Ban-Cao, chaque dimanche Fernandez a pris une habitude qui est respectée de tous : il réclame au capitaine son attribution d’alcool, et il va se soûler sur la tombe de son compagnon. Pour chaque verre qu’il boit, il en renverse un sur la sépulture et il parle. Plus il boit, plus il parle. Lorsque l’ivresse devient absolue, il oublie que son ami est mort et il lui raconte la vie du poste. Dans la soirée, deux hommes sont désignés pour le ramener de cet étrange pèlerinage dominical. Ce n’est généralement pas de tout repos.
29.
T ANDIS qu’à Ban-Cao Mattei exécute sa mission avec un acharnement têtu et se force à fermer les yeux sur tout ce qui ne concerne pas son objectif immédiat, à l’échelon supérieur la situation pourrit, se dégrade, empire. Des bataillons entiers sont cachés maintenant dans la jungle. Les premières pièces d’artillerie ont fait leur apparition dans les rangs de l’ennemi. Sa proie est installée au centre du piège, il ne reste plus au Viet-minh qu’à le refermer progressivement.
L’insécurité de la R. C. 4 s’accroît jour après jour. Le cordon ombilical qui relie Lang-Son à Cao-Bang est devenu une artère sanglante. À partir de la mi-1948, un convoi sur deux est attaqué, et tous ceux qui empruntent la route ont l’impression, au départ, de jouer leur vie à pile ou face.
5 juin 1948. Lang-Son, quatre heures du matin. Comme toutes les fois où un convoi est prévu pour Cao-Bang, La Mère casse-croûte a ouvert à trois heures trente. Elle a préparé un chaudron de thé, des bouteilles d’alcool de riz et toutes sortes de camelote qu’elle va vendre aux légionnaires avant leur départ. Ce qui vaut dix piastres à Lang-Son en vaut vingt à Cao-Bang, quarante à Bac-Kan. Cet état de choses rend le commerce fructueux, et, quelles que soient les denrées que la Tonkinoise est parvenue à stocker, elle est-certaine de s’en défaire à l’aube.
Ce jour-là, le convoi est considérable. Plus de cent véhicules (G. M. C., Dodge, command-car, pick-up). L’équipe de protection comprend plusieurs blindés d’escorte : scout-cars, half-tracks, chars M 5. De chez La Mère casse-croûte, on distingue, dans la nuit claire, la colonne immobile qui s’étend sur plus de cinq cents mètres. Une dizaine de légionnaires sont déjà là, dégustant de l’alcool de riz ou du thé, marchandant leurs éven tuelles acquisitions. Ils sont gais, insouciants. La mort est leur métier : ils ne pensent pas à la mission qui les attend.
Le caporal suédois Thomas Shiermer rejoint à une table le sergent Meunier. C’est le sixième convoi que les deux hommes effectuent ensemble. Deux fois ils ont été attaqués, deux fois ils s’en sont sortis miraculeusement. Shiermer est un remarquable chauffeur, il conduit un G. M. C. Le sergent sert,
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