Par le sang versé
tranquillement :
« Veux-tu que je te dise, Hans ? Tu gagnes à être connu. Chaque jour on s’aperçoit que tu deviens encore plus marrant que la veille. »
Puis, il se retourne et regagne le bistrot d’un pas tranquille.
Comme d’habitude, jusqu’à That-Khé, c’est une promenade. La chaleur n’est pas encore gênante, une embuscade improbable. Le G. M. C. conduit par les mains expertes de Shiermer roule en quatrième position, précédé par un half-track et deux autres camions. Dans la cabine, les deux gradés plaisantent. Le jeune Blondeau cherche désespérément à adopter leur ton, mais il n’y parvient pas. Il est évident qu’il est paralysé par la peur. Les efforts qu’il fournit pour ne pas le laisser paraître sont silencieusement appréciés par ses compagnons. That-Khé dépassé, Blondeau a épuisé ses ressources nerveuses, il finit par demander :
« Sergent, la première fois, vous avez eu peur ? »
Le Suédois éclate d’un grand rire qui lui secoue la panse.
« Parce que tu t’imagines qu’aujourd’hui on n’a pas peur ? On est des hommes comme toi, rien d’autre. Quand il y a du danger quelque part, on a peur. Seulement, avec l’habitude, on apprend à y penser moins, c’est tout. »
Sur ce point au moins, Blondeau paraît rassuré.
« Tant mieux, dit-il, parce que j’aime mieux vous l’avouer, depuis le départ, je pète de trouille, et je craignais d’être un lâche.
– Tu sais ce que tu devrais faire, tranche Meunier. Oublier les principes de ta maman, et te farcir un bon coup de gnôle. »
Le sergent débouche la bouteille et la tend au jeune légionnaire qui s’en empare ; dans une grimace, il avale une large rasade.
« Tu vois, je suis sûr que ça va déjà mieux.
– Je crois.
– Dis donc, tu sais au moins ce que tu as à faire si par hasard on est attaqué ?
– Ne vous inquiétez pas, sergent, je tiendrai le coup.
– Bon, maintenant, pense à autre chose. Tiens, par exemple, raconte-nous la dernière gonzesse que tu as baisée. »
Pour la première fois depuis le départ, un mince sourire se dessine sur le visage de l’adolescent.
« J’aimerais mieux l’avant-dernière », dit-il.
Meunier flaire la bonne histoire. En plus, il est prêt à tout pour distraire le jeune légionnaire.
« Rien à faire, la dernière ! C’est un ordre !
– C’est que ça n’est pas bien glorieux. C’était sur le bateau, une A. F. A. T.
– Et alors, intervient le Suédois, sans relâcher l’attention qu’il porte à la route. Y’a pas de mal à ça.
– C’est que ça n’était pas précisément une jeunesse, avoue Blondeau.
– Comment elle s’appelait ? interroge Meunier.
– Je ne sais même pas. Ses copines l’appelaient « la doyenne ».
Les deux gradés partent dans un rire énorme.
« Denise ! lance le Suédois. Denise, la vieille salope ! Elle a toujours pas décroché. »
À son tour, Blondeau rit maintenant de bon cœur. Sa peur semble s’être évanouie.
« Vous la connaissez ?
– Tu parles ! Tu pissais encore dans tes langes qu’on la tringlait déjà ! Pas vrai, sergent ?
– Ah, ça, pour sûr ! approuva Meunier. Celle-là quand on va la foutre à la retraite, elle fera la sortie des orphelinats. »
Ça y est ! C’était aussi simple que cela. Maintenant les trois hommes plaisantent grossièrement. Ils pensent à autre chose. C’est le secret. On ne peut pas, on ne doit pas avoir peur douze heures de suite. On deviendrait fou. Et puis, les « vacheries », les points à redouter, Shiermer et Meunier les connaissent par cœur. Ils savent les franchir. On avale un coup de gnôle, on jette son mégot, et on serre les dents. Ça dure cinq ou dix minutes, et immédiatement après on rallume une cigarette, on avale un nouveau coup de gnôle, et on recommence à déconner.
Ces vacheries, ils en ont déjà passé quatre aujourd’hui. Le col des Ananas, les gorges de Bam-Bu, le tunnel de Na-Cham, et le col de Loung-Phaï. Ils viennent de traverser Dong-Khé, ils s’apprêtent à attaquer le cinquième « merdier » : le col de Nguom-Kim. Au sommet, il y a une centaine de mètres de plat avant de replonger. Sur la gauche, du côté de Shiermer, c’est un vertigineux précipice. Sur la droite, le flanc de la montagne continue de grimper, couvert de végétation et de rochers.
Shiermer est gêné par la moiteur de ses mains. Meunier et Blondeau se
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