Par le sang versé
n’est pas tellement grave, c’est terriblement emmerdant.
– Et bien, allons-y, mon vieux.
– Voilà, l’abbé. Chaque dimanche vous entreprenez une audacieuse tournée des postes isolés, en jeep, accompagné par deux légionnaires. Vous allez dire la messe, confesser, et remonter le moral des exilés. Je vous admire pour votre courage, et je vous remercie en notre nom à tous.
– Je vous coupe, Benoît. Si par mesure de sécurité, le colonel a décidé d’interrompre mes périples dominicaux, faites-lui savoir que je les poursuivrai sans escorte. Je suis capable de conduire une jeep. Rien ne me fera renoncer. Ces hommes ont besoin de moi, et le colonel le sait mieux que quiconque.
– Ce n’est pas ça, l’abbé. Mais voyez-vous, si grand que soit l’apaisement que vous apportez aux légionnaires isolés, chaque dimanche, il est une loi de la nature que votre Foi ne saurait réfréner. »
Le prêtre reste un instant perplexe, dévisageant le jeune officier. Puis, brusquement, il comprend, et part d’un grand rire.
« Je crois que je vais vous aider, Benoît, et cela en exposant moi-même ce que vous avez été chargé de me transmettre. Voilà. D’après ce que je crois comprendre, les hommes réclament des putes. Le colonel considère ce désir comme légitime. Seulement il ne veut pas exposer deux véhicules. Alors, on a pensé à la jeep du curé qui pourrait faire d’une pierre deux coups, si j’ose m’exprimer ainsi. »
Benoît rougit comme une pivoine. Il contemple ses chaussures en marmonnant :
« C’est à peu près cela, l’abbé. À un détail près ; ce ne sera plus votre jeep, mais un Dodge six roues, et l’escorte sera renforcée ; elle sera composée désormais de quatre légionnaires. »
La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre, et le dimanche suivant les hommes se trouvent rassemblés en grand nombre dans la cour du quartier pour assister au départ de « ces dames » et du curé.
Les prostituées sont cinq, quatre Tonkinoises et une Française. Elles semblent davantage gênées par la présence du prêtre que lui ne l’est par la leur. Yvonne, la Française, une grande rouquine, dirige le groupe. Elle dispose ses compagnes sur les banquettes parallèles du véhicule. Deux légionnaires en armes s’intercalent entre elles. Enfin, le père Lemaître prend place. Un légionnaire s’approche, un Kodak rudimentaire en main :
« Ça vous ennuierait que je fasse une photo, l’abbé ? C’est tellement marrant. – Vas-y ! Tu me conserveras un tirage… »
Ce n’est que le troisième dimanche après l’inauguration du système, que Ban-Cao se trouve sur le plan de route du « Dodge-Loisirs », comme on l’a surnommé. Mattei et ses subordonnés ont entendu parler du nouveau procédé de récréation et se réjouissent à l’avance de la visite originale qu’ils attendent.
Le capitaine a rassemblé la compagnie au complet dans la cour du poste. Il met les hommes au repos et laisse la parole à Klauss : « Vous savez ce qui va arriver ? crie le sergent-chef, afin d’être entendu de tous. Le curé et les putes ! Ensemble ! Pour des questions d’organisation, le capitaine nous autorise à voter à main levée. Alors allons-y : que ceux qui préfèrent baiser avant la messe lèvent le bras ! »
Quelques bras se lèvent timidement.
« Bon, maintenant, ceux qui préfèrent commencer par la messe. »
La presque totalité de la compagnie se manifeste. Klauss se tourne vers le capitaine et rend compte :
« Mon capitaine, à une forte majorité, les hommes préfèrent baiser après la messe !
– Parfait, je le ferai savoir au père dès qu’il arrivera. »
Le père Lemaître est un ami personnel du capitaine. Sans être un pratiquant très convaincu, Mattei porte un grand respect au culte et voue une immense estime à l’aumônier du 3 e Étranger dont il admire le courage et l’abnégation. Dès que le Dodge pénètre dans la cour, Mattei se porte, souriant, à la rencontre du prêtre.
« Content de vous voir, l’abbé ! Comment supportez-vous ce nouveau calvaire ?
– C’est la guerre, Mattei ! Et puis ces femmes sont, elles aussi, des espèces de saintes d’un genre spécial. Considéré sous cet angle, je suppose que le Seigneur me pardonne leur promiscuité.
– C’est vrai. Elles risquent leur vie. Évidemment, c’est surtout pour de l’argent, mais à ce détail
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