Par le sang versé
Pendant quatre mois, chaque semaine, ils passèrent. Il est vraisemblable que les viets, eux aussi, les admiraient, car lorsque l’étrange équipage finit par sauter sur une mine au col des Ananas, il ne fut pas massacré. Les deux enfants ne furent même pas blessés. Kirsten tué sur le coup, Gidotti, les iambes déchiquetées, fut tiré par les gosses jusqu’à Na-Cham où on dut l’amputer. Aujourd’hui il est cul-de-jatte, mais il est propriétaire de son bistrot dans le Haut-Var.
Pour organiser la défense de Na-Cham, Mattei a deux idées fixes. Primo, faire monter le maximum d’armement dans les calcaires. Seuls les légionnaires qui hissèrent, à l’aide de palans, les deux 75 sans recul que possédait la 2 e compagnie, auraient pu protester contre cette initiative, car Mattei n’a consulté personne pour élaborer son plan. Connaissant le terrain et la stratégie viet, le capitaine a une vision nette des événements drama tiques qui se préparent. Mais c’est surtout à son service de renseignements qu’il se fie. Depuis les temps héroïques de Ban-Cao, Mattei est passé maître dans l’art de recueillir des informations auprès de la population indigène. Il sait le crédit qu’il peut accorder aux déclarations de ses indicateurs, il connaît leur tempérament, le degré de leur cupidité, ou les motifs qui les poussent à trahir les leurs.
Et c’est ainsi qu’au début d’août, Mattei acquiert une certitude : en Chine, à quelques kilomètres de la frontière, le Viet-minh vient de construire une reproduction fidèle, grandeur nature, du village et de la citadelle de Dong-Khé.
Cela paraît inimaginable, et pourtant… Une fois déjà, les armées de Giap ont occupé Dong-Khé. Ils ont eu tout loisir d’en relever le plan dans les moindres détails. D’autre part, pour eux, la main-d’œuvre ne compte pas. Sans compter les Chinois, ils ont pu employer dix ou vingt mille hommes à ce travail de reproduction – ce travail qui va leur permettre de répéter un gigantesque assaut comme on répète une pièce de théâtre.
Pour le capitaine Mattei, un fait prime tout : il est-certain de l’exactitude de son information. Reste à en convaincre ses supérieurs. Pour le colonel Charton, ce n’est qu’une formalité ; le commandant de la forteresse de Cao-Bang répond par radio :
« Reproduction grandeur nature ou pas, ma conviction est faite depuis longtemps. Les viets attaqueront soit Dong-Ké, soit That-Khé. C’est logique. Ne perdez pas votre temps à prêcher un converti. Si vous voulez convaincre quelqu’un, c’est vers Lang-Son qu’il faut vous tourner. »
Dans la première quinzaine d’août, Mattei parcourt trois fois les trente-trois kilomètres qui séparent Na-Cham de Lang-Son. Il réclame audience au colonel Constans. Deux fois il est évincé. La troisième, le 16 août, il est reçu une dizaine de minutes par le colonel qui écoute ses révélations sans y accorder la moindre croyance. Pour Constans, l’objectif de Giap c’est Cao-Bang, il ne veut pas en démordre. Du reste, à cette époque, il harcèle Charton par radio :
« Renforce tes positions, reste sur tes gardes. Les viets vont lancer une offensive sur Cao-Bang. » Charton en frémit de rage impuissante. « C’est impossible ! Il leur faudrait sacrifier entre dix et vingt mille combattants ! Ils ne sont pas assez cons pour l’ignorer. Ils ne peuvent pas se le permettre. »
La réputation de combattant optimiste du colonel Charton, la confiance qu’il a dans la force du 3 e Étranger jouent contre lui.
« Tu es trop sûr de toi, répond Constans. Ça te perdra. Cao-Bang n’est pas invulnérable.
– Mais si ! Nom de Dieu ! Si ! Je le sais, et ils le savent ! Ne t’occupe pas de nous, on peut tenir deux ans. C’est au centre de la R. C. 4 qu’ils vont frapper ! C’est là qu’il faut faire monter de l’appui de feu… »
Quant à Mattei, de retour à Na-Cham, il a compris. Une fois de plus, il va préparer sa petite guerre personnelle, sans rendre de comptes à personne. Ce combat, il va l’organiser en fonction d’un nouvel atout : l’idée de plus en plus précise qu’il se fait sur les fautes que s’apprête à commettre le haut-commandement. Pas plus que Charton, Mattei n’incrimine particulièrement le colonel Constans. L’un comme l’autre, ils savent qu’il est l’homme du général Carpentier, et que les ordres du commandant en chef demeureront
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