Par le sang versé
plus tard, le sergent-chef exposait un plan au lieutenant Mulsant qui, ravi de cette diversion, donnait son accord.
Osling avait trouvé une pile d’étiquettes de la manufacture cotonnière de Nam-Dinh. Une brève enquête établit qu’il n’en existait nulle part ailleurs dans le camp. Osling octroya aux étiquettes la valeur de 20 piastres et les distribua aux légionnaires désireux d’en acquérir, notant les avances consenties sur leurs soldes à venir.
Les filles pourraient se faire rembourser en s’adressant à lui après le siège, sur présentation des étiquettes. (Un système analogue fonctionne en permanence à Sidi-Bel-Abbès où les légionnaires peuvent acheter des jetons en zinc qui servent de monnaie d’échange au bordel de la Légion.)
Les étiquettes eurent un autre avantage : celui d’alimenter les jeux de cartes et de dés. Un étrange commerce s’institua, les montres changeaient de bras, parfois même les tours de garde s’échangeaient, certains se privèrent de tabac ou de bière, mais la monnaie de base restait toujours les quelques instants que l’on pouvait acheter à ces dames chez lesquelles, bien entendu, les étiquettes s’accumulaient.
Le temps passe.
Chaque jour quelques obus de mortier et quelques rafales d’armes automatiques sont dirigés contre le camp retranché, mais la prudence des légionnaires et leur technique rendent ces entreprises viets inefficaces et inutiles.
L’ennemi est ailleurs : l’inaction, l’ennui, le désœuvrement. Si les officiers et les sous-officiers parviennent à occuper leurs hommes, il est en revanche plus difficile de les intéresser à d’inutiles besognes.
Une amitié imprévue naît entre Osling et Sannanès, le petit instituteur.
Les légionnaires ont pris l’habitude de voir le grand Allemand et le petit Juif parcourir ensemble les quelques dizaines de mètres qui mènent à l’appontement, et rester face au canal de longs instants, bavardant assis sur la berge. C’est au cours d’une de ces conversations en tête-à-tête que jaillit l’étincelle :
« Je pensais à une chose cette nuit, dit Osling. Vous aviez une classe de candidats au certificat d’études ?
– C’est exact, acquiesce Sannanès. J’obtenais même à Nam-Dinh des résultats prometteurs.
– Si je demandais à Mulsant l’autorisation de créer une classe de français pour les légionnaires étrangers désireux d’accéder au peloton de caporaux, seriez-vous prêt à en ^assumer la responsabilité ? »
Le petit juif dévisage Osling avec curiosité.
« Vous ne parlez pas sérieusement. Regardez-moi. J’ai déjà du mal à m’imposer comme professeur auprès d’enfants de dix ans, vous me voyez affronter votre bande de colosses ?
– Non seulement je vous vois, mais je suis certain que votre autorité sera respectée. Surtout si je me tiens auprès de vous.
– Vous croyez sincèrement que ces hommes ont le cœur à étudier dans les circonstances où nous nous trouvons ?
– Quelles circonstances ? Ce ne sont pas les trois ou quatre obus de mortier que nous recevons chaque jour qui les effraient. Au contraire, ils ont tous besoin d’un dérivatif et nous pouvons leur en offrir un. »
Bien que sceptique, Sannanès accepta de tenter un essai. Il s’avéra concluant au-delà de toutes les espérances.
Vingt-six légionnaires dont une vingtaine d’Allemands devinrent les élèves du petit juif. On avait trouvé un tableau noir et de la craie, et à l’étonnement de tous, les légionnaires, dès le premier jour, se montrèrent attentifs et disciplinés.
Osling et Sannanès furent immédiatement conscients du phénomène qu’ils avaient créé. Les hommes étaient non seulement avides d’apprendre, mais ils étaient ravis de se retrouver plongés dans un climat qui leur rappelait leur enfance.
D’abord timide, le petit instituteur prit confiance et se mit à user de toutes les ficelles qui soutiennent l’intérêt d’une classe de gamins. Le cours eut vite ses ténors et ses cancres que Sannanès manœuvrait avec un grand sens de l’humour. Le pensum infligé au légionnaire Schneuder qui dut écrire cinquante fois : « Je dissipe mes camarades en jouant avec mes grenades pen dant la classe » est resté célèbre, et l’image des vingt-six soldats récitant en chœur les fables de La Fontaine, les bras croisés, reste présente dans l’esprit des survivants du siège de
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