Par le sang versé
jours.
10.
A PRÈS le siège de Nam-Dinh, le lieutenant Antoine Mattei reprend le commandement de la 4 e compagnie. Dans cette période de la guerre d’Indochine, il va devenir une véritable figure de légende. Le général Gaultier qui fut le dernier « père de la Légion » à Sidi-Bel-Abbès m’a déclaré à son sujet :
« Il fait partie de ces soldats que tous les officiers supérieurs redoutent et admirent. Une tête de mulet, un courage et une témérité aveugles. Et une chance insolente… Mais ne le citez pas en exemple d’officier de Légion ! C’était un chef de bande indiscipliné, un franc-tireur qui n’en faisait jamais qu’à sa tête, et qui considérait les ordres qu’il recevait comme d’aimables divagations du haut commandement. Dans une autre arme, il serait passé en conseil de guerre. »
Comme un peu plus tard dans notre conversation, je demandais au général Gaultier quel était l’officier qu’il avait le plus admiré pour sa conduite dans la guerre d’Indochine, il me répondit sans hésiter :
« Mattei, bien entendu. »
En mai 1947 le lieutenant Mattei va de plus en plus chercher à rendre sa compagnie indépendante du bataillon. Il est servi par la chance, la 4 e vient d’être isolée près de trois mois à Nam-Dinh, et les légionnaires ont pris l’habitude de ne dépendre que de leurs chefs directs. Thu-Dien où ils ont été regroupés provisoirement leur semble un paradis. Le quartier chinois est bien approvisionné par un marché noir mystérieux. On peut circuler dans les rues, se rendre aux bistrots qui abritent tous quelques prostituées d’occasion ; il y a même une officine de jeux.
Dans cette bourgade paisible, une fonction militaire inconnue jusqu’alors va pourtant prendre naissance. Le lieutenant Mattei va s’adjoindre un garde du corps. Et quel garde du corps ! Adam Ickewitz est Hongrois, il mesure 1,92 m et pèse 120 kilos. Son instinct animal et son habileté de jongleur au fusil mitrailleur, dont il se sert comme d’une carabine légère, en font un soldat redoutable. Quand il est soûl il faut dix hommes pour le maîtriser, mais à jeun, il est tendre et sentimental. L’amour qu’il porte à son lieutenant ne connaît aucune limite, et la fierté qu’il tire de la mission qui lui a été confiée fait sourire ses compagnons. Néanmoins, les risques d’un nouvel attentat contre Mattei sont réduits par la présence du géant qui surveille tout avec un acharnement têtu.
Adam Ickewitz est secondé dans sa mission par l’ordonnance du lieutenant, le caporal Juan Fernandez. Ex-républicain espagnol, Fernandez en revanche jouit d’un esprit particulièrement ouvert. C’est un malin, truqueur et combinard. Il n’est honnête qu’envers Mattei, il n’a d’autre ami qu’Ickewitz, et cette amitié fait penser à celle des deux héros de Steinbeck dans Des souris et des hommes. Fernandez est chétif et sec, mais il est d’une endurance inimaginable. Son seul point commun avec Ickewitz est sa passion pour l’alcool.
Ickewitz a le sens du protocole militaire poussé à l’extrême, surtout lorsqu’il se sent fautif ou lorsqu’il réclame une faveur. Mattei redoute un peu les garde-à-vous figés du géant et les déclarations lancées d’une voix de stentor :
« Le légionnaire Adam Ickewitz, 1 er bataillon, 4 e compagnie demande l’autorisation de se soûler la gueule. »
Et cela, sans une pointe d’humour, simplement comme s’il s’agissait d’une chose parfaitement naturelle.
Mattei, du reste, répond sur le même ton : « refusé » ou « accordé ».
Quand le lieutenant arrivait à obtenir de Fernandez la promesse qu’il resterait sobre pendant les libations démesurées du Hongrois, les choses se passaient généralement sans incident ; mais si les deux compagnons s’entêtaient à sombrer ensemble dans l’ivresse, Mattei n’avait plus qu’à mobiliser une section en tière et donner l’ordre à un sous-officier d’avoir à limiter les dégâts.
Dans les derniers jours de mars, Mattei regagne Thu-Dien après une absence de quarante-huit heures. Il rentre d’Hanoï où il avait été convoqué.
Il trouve Adam Ickewitz en grande tenue (ceinture et épaulettes) au garde-à-vous devant la porte de son bureau. Il dévisage un instant le géant et lui lance : « Tu vas à un mariage ? Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? »
Le Hongrois reste figé ; remuant à peine
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