Par le sang versé
petite porte ogivale de bois massif est entrouverte. Un à un les hommes pénètrent dans un vaste préau désert et jettent un regard circulaire sur les deux grands bâtiments nets et intacts. L’un est entouré d’un cloître et doit servir d’habitation, l’autre de réfectoire et de salle de séjour. À l’une de ses extrémités, les fenêtres sont ornées de vitraux. Osling d’un geste les désigne au lieutenant.
« La chapelle, elles y sont sûrement. »
Mattei acquiesce d’un signe de tête. Il ordonne aux hommes de le suivre.
La section traverse le réfectoire. Frappés inconsciemment par l’austérité des lieux, les hommes marchent avec une délicatesse qui ne leur est pas familière. Le lieutenant fait jouer le loquet de la porte de la chapelle qu’il entrouvre silencieusement, et il reste un instant immobile, étonné par le spectacle qu’il découvre. Les religieuses sont agenouillées, leurs silhouettes noires et blanches courbées en avant, elles semblent étrangères au monde. À leurs côtés, les enfants sont sagement assis, quelques-uns d’entre eux seulement donnent des signes d’impatience.
Mattei et Osling se sont découverts. Encombrés de leurs armes, les hommes ne peuvent les imiter.
Plus par routine que par crainte véritable, le lieutenant ordonne :
« Deux hommes aux fenêtres de chaque côté. »
Les vitraux sont hermétiques. Sans hésiter, les quatre hommes les brisent à coups de crosse et s’installent en position de guet.
Une grande religieuse se relève et se retourne d’un seul mouvement ; elle foudroie les intrus du regard, puis fait quelques pas vers l’allée centrale, s’agenouille et se signe devant l’autel. Elle se retourne alors de nouveau et se dirige vers l’officier d’une allure sévère.
Elle tient à la main gauche une solide canne d’ébène dont elle s’aide pour marcher. Elle est grande, maigre et sèche, et ses yeux gris, sévères et fiévreux, accentuent l’âpreté du visage anguleux.
Lorsqu’elle arrive à hauteur de Mattei, elle parle d’une voix puissante et rude comme si elle cherchait à démontrer qu’elle seule possède le privilège de troubler le silence du lieu.
« Je suppose, lieutenant, que je dois vous tenir pour responsable des actes blasphématoires de ces hommes.
– Écoutez, ma sœur…, bredouille Mattei.
– … Ma mère.
– Ma mère, rectifie le lieutenant de plus en plus mal à l’aise, j’ai reçu des instructions, m’ordonnant d’assurer votre protection. Je suis dans l’obligation d’appliquer les règles militaires de sécurité quel que soit le lieu.
– Lieutenant, vous êtes ici dans la maison de Dieu ! Le Seigneur suffit à assurer notre protection. Je vous prie de sortir, vous et vos hommes. »
Brusquement la colère s’empare de Mattei. La stupidité de la situation et surtout le fait que tous perdent un temps précieux l’exaspèrent :
« Écoutez, ma mère, il y a dehors des soldats d’un thabor marocain qui ont donné cette nuit un sérieux coup de main au Seigneur. Comme je ne tiens à exposer ni la vie de mes hommes ni les vôtres, je vous prie respectueusement de bien vouloir me suivre en assurant l’ordre dans les rangs de vos novices et de vos pupilles. »
Le visage de la mère supérieure se crispe. Mattei se demande un instant s’il ne va pas recevoir un coup de canne, mais la religieuse se maîtrise. Elle déclare plus calmement :
« Puisque Dieu a jugé bon de m’infliger cette épreuve, je suivrai vos instructions. Réglez-en les détails avec mère Marie-Madeleine. Si vous avez besoin de moi vous me trouverez dans ma chambre, mère Marie-Madeleine vous conduira. »
D’un geste précis de sa canne la mère supérieure écarte Mattei et Osling. Sa sortie provoque aussitôt une agitation sur les bancs. Les novices se relèvent, dévisagent les légionnaires en bavardant et en gloussant ; quelques rires espiègles fusent tandis que les enfants s’agitent, ravis du changement d’atmosphère. Mère Marie-Madeleine qu’aucune des sœurs ne semble redouter, s’avance vers les gradés. Mattei est surpris, on ne lui avait signalé la présence à Thai-Binh que d’une religieuse française.
Mère Marie-Madeleine est différente en tout de la mère supérieure. Elle a un visage rose, rond et potelé qui s’harmonise bien avec un corps massif de paysanne. De fines lunettes sans monture n’altèrent pas la douceur d’un regard malicieux.
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