Par le sang versé
de celle d’Ickewitz, et un coup d’œil sur les jeunes novices annamites a suffi au lieutenant pour se rendre compte qu’elles n’y seront pas insensibles ; leurs robes et leurs voiles ne vont constituer qu’un rempart bien faible pour protéger leur vocation religieuse qui semble avoir été dictée davantage par les événements que par la foi.
Le lieutenant consulte sa montre, il est trois heures passées, il faut hâter le mouvement s’ils veulent rejoindre Thu-Dien avant la nuit. À ses côtés, un bambin d’une dizaine d’années est fasciné par le pistolet qu’il porte dans un étui à la ceinture. Lorsqu’il veut gagner le préau le bambin lui tend la main, il la saisit machinalement, s’accroupit et tapote la joue du gosse.
« T’inquiète pas, bonhomme, on va faire une belle promenade tous les deux », dit-il rassurant.
Dès qu’il se trouve dans le préau, Mattei aperçoit mère Clotilde qui se dirige vers lui à grands pas, en claudiquant. Elle fume comme les véritables intoxiqués du tabac, laissant sa cigarette au coin de ses lèvres et absorbant la fumée par le nez à chaque aspiration ; elle déclare sèchement quand elle arrive auprès de Mattei :
« Je suis à vos ordres, lieutenant. J’attends vos instructions, veuillez mettre mon mouvement d’humeur sur le compte des atrocités dont nous venons d’être les témoins. » Soulagé, Mattei répond :
« Nous partons sur-le-champ, ma mère, j’ai donné des consignes à mère Marie-Madeleine.
– Puis-je connaître notre destination, lieutenant ? » Après un temps d’hésitation Mattei répond :
« J’ai reçu l’ordre de vous installer tant bien que mal, parmi nous, à Thu-Dien. Je crains que ce ne soit pas très confortable, mais vous y serez en sécurité. » Mère Clotilde, sans cesser de dévisager le lieutenant, va puiser au fond d’une poche intérieure de sa robe un paquet de troupes fripé, elle sort une cigarette qu’elle allume à l’aide du mégot de la précédente, puis elle éteint le mégot sur le bout de sa canne. Elle le range ensuite soigneusement dans une petite boîte d’argent. Enfin, elle reprend :
« Est-ce vous qui avez eu l’idée de créer cette situation inconvenante et intolérable ?
– J’exécute des ordres. Je redoute cette situation autant que vous, sinon plus, mais Hanoï ne semble pas disposé à envisager votre transport sur une route incertaine. Je les comprends.
– Vous devez comprendre que les novices dont j’assume la responsabilité ne peuvent trouver leur voie que dans un recueillement absolu. Parmi vous, elles vont par la force des choses se retrouver en contact avec la vie extérieure, leur conviction risque d’en être ébranlée. Vous rendez-vous compte du drame qui risque de se jouer ? »
Mattei résiste à l’envie d’avouer qu’il se moque de la foi des novices annamites comme de son premier képi. Il réplique poliment : « Ma mère, mon problème consiste à veiller sur
vos vies, pas sur vos âmes. Néanmoins je ferai mon possible pour que mes hommes ne choquent ni votre sensibilité ni vos convictions.
– Vous prétendez avoir de l’influence sur le comportement de ce ramassis de coupe-jarrets ?
– Ma mère, je vous prie instamment d’abandonner ce ton agressif. Quel que soit leur passé, ces hommes se montrent envers moi honnêtes et loyaux. Je les défendrai toujours et je ne puis admettre qu’on les insulte.
« D’ailleurs, le seul problème qui compte actuellement, c’est qu’ils vous amènent à bon port… »
Il est près de quatre heures lorsque l’étrange colonne se met en route. Les légionnaires ont reçu l’ordre de porter les plus jeunes enfants. Mattei marche derrière les éclaireurs de tête à côté de mère Clotilde. Soutenant la jeune malade, aidé de mère Marie-Madeleine, Osling se tient en queue de colonne. Par prudence les hommes sont espacés de cinq mètres, une novice marche au côté de chacun d’eux.
L’odeur âcre de la fumée s’est considérablement dissipée depuis le matin et le déclin du soleil rend la température moins lourde.
Après une demi-heure de progression tranquille, Mattei se trouve devant le premier arroyo à franchir. Il ordonne une halte et interroge mère Clotilde.
« Il y a un mètre cinquante de profondeur. Ou bien vous mouillez vos robes ou bien les hommes vous font passer sur leurs épaules ou dans leurs bras, à vous de
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