Par le sang versé
vieux, vous êtes légionnaire, démerdez-vous… »
Tout avait pourtant commencé d’une façon très banale.
À neuf heures du matin un contact quotidien est pris avec Hanoï. Généralement il se borne à un échange de rapports routiniers et à la transmission de consignes secondaires.
Ce matin-là le commandant Laimay réclame Mattei au téléphone.
« Mattei, les rebelles ont déclenché cette nuit un raid sanglant sur Thai-Binh. La ville est en flammes ; il y a des civils à évacuer ; d’après les premiers rapports, les viets ont décroché après leur razzia, mais ça ne doit pas être beau à voir, portez-vous sur les lieux séance tenante.
– À vos ordres, mon commandant. J’ignorais qu’il restait des civils à Thai-Binh.
– Le couvent de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paul, une centaine de religieuses qui semblent avoir été épargnées, au moins en partie, mais le thabor marocain qui assurait leur protection a été anéanti. J’oubliais, il y a également une bonne centaine de gosses que les religieuses avaient recueillis.
– Compris, mon commandant, nous ne sommes qu’à une dizaine de kilomètres et il faut éviter la piste, mais je pense pouvoir ramener vos bonnes sœurs et vos enfants dans la soirée. Comment comptez-vous les prendre en charge ? Vous m’envoyez des camions ?
– Vous n’y êtes pas, mon vieux ! Vous les conservez à Thu-Dien jusqu’à nouvel ordre.
– Quoi ?
– Vous m’avez parfaitement compris.
– Mais, mon commandant, où vais-je coucher les religieuses ? Nous sommes déjà à l’étroit, et les gosses ?
– Mattei, vous êtes légionnaire, non ? Eh bien, demerdez-vous. »
Le lieutenant avale sa salive, il aurait dû s’y attendre, cela allait de soi. Le commandant ajoute :
« J’ai eu l’occasion de rencontrer la mère supérieure à Saigon. Traitez-la avec égard, c’est une huile, son éventail de relations vous ferait frémir. Son nom de religieuse est Marie-Clotilde.
– Compris, mon commandant, acquiesce Mattei, abasourdi.
– Ah ! J’oubliais, les autres religieuses sont des novices annamites, leur doyenne doit avoir tout au plus une vingtaine d’années. »
L’image que cette dernière déclaration fait naître aux yeux de Mattei, une fraction de seconde, l’épouvante.
« Mon commandant, mais vous vous rendez compte ? »
Il se reprend instantanément.
« Je sais, je sais, mon commandant, je suis légionnaire, je n’ai qu’à me démerder, d’accord. Nous nous mettons en route sur-le-champ, je vous tiens au courant de la suite de l’opération. Mes respects, mon commandant. »
Assis à son bureau, Fernandez a écouté la conversation, il fixe le lieutenant, le visage fendu par un sourire béat qui découvre de rares dents jaunâtres.
« Qu’est-ce que tu as à te fendre la gueule comme un con, toi ? hurle Mattei. Préviens plutôt les chefs de section qu’on taille la route dans une demi-heure et abstiens-toi de commenter ce que tu viens d’entendre. »
Klauss et Bianchini sont revenus de leur lointain P. K. Avec Osling, ils fêtent l’événement devant la première bière de la matinée. Mattei les rejoint.
« On va dégager Thai-Binh, annonce-t-il, des bonnes sœurs et des gosses qu’on doit prendre en charge jusqu’à nouvel ordre.
– Combien sont-ils ? interroge Osling.
– Une centaine de religieuses, une centaine d’orphelins, en principe.
– Mais où va-t-on les foutre, mon lieutenant ? s’enquiert Klauss.
– Vous êtes légionnaire, démerdez-vous.
– On a aucun lit en rab, déclare Bianchini. Comme on peut pas faire coucher des vieilles bonnes femmes par terre sur des paillasses, si j’ai bien compris les hommes déménagent ?
– C’est à peu près ça, à un détail près : ce ne sont pas de vieilles bonnes femmes, mais des pucelles adolescentes. »
Les regards de Klauss et de Bianchini s’illuminent instantanément. Osling en revanche dévisage gravement le lieutenant, frappé lui aussi par cette catastrophe imprévue.
« Ce sont des Jaunes, mon lieutenant ?
– Des Annamites sous la tutelle d’une mère supérieure française.
– Ça va être un beau merdier, mais sérieusement où peut-on les loger ? Il n’y a qu’un dortoir et bien qu’il soit immense… »
Mattei interrompt le sergent.
« … Je sais. Pourtant il n’y a pas d’autre solution, les sœurs et les gosses d’un côté, les
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