Par le sang versé
traversé exactement au même point qu’à l’aller. Devant eux, à travers la forêt, s’ouvre le chemin qu’ils ont tracé dans la matinée. Le lieutenant parcourt seul une centaine de mètres, puis revient sur ses pas et interroge Klauss du regard.
L’instinct de Klauss est légendaire et le regard du lieutenant n’est passé inaperçu d’aucun des hommes. Mattei n’a du reste pas cherché à le dissimuler. La Légion est avant tout un corps d’équipe. Dans la plupart des armées, un officier se croirait déshonoré en faisant appel à un subalterne avant de prendre une décision. À la Légion, c’est le contraire ; un bon officier connaît ses hommes et leurs compétences. Il considère que son devoir est d’exploiter ces dernières au maximum. Sa dignité n’en souffre jamais et son autorité ne s’en trouve pas affaiblie. Mattei va même jusqu’à laisser Klauss dicter les ordres à sa place.
« On trace une nouvelle voie à l’ouest », déclare le sergent-chef dans un geste qui désigne un fouillis de lianes entrelacées.
Deux légionnaires ont dégainé leur coupe-coupe et commencent à déchirer la forêt, formant un étroit couloir à travers la jungle dense. Comme tous leurs compagnons ils font confiance à l’instinct de Klauss.
Au bout d’une heure, les religieuses montrent des signes de fatigue et de lassitude, elles sont gênées dans leur marche par leurs robes qui tombent à leurs chevilles et qui se déchiquettent au contact des aspérités du sol. Mais elles progressent sans frayeur, rassurées par la puissance placide qui émane de la troupe.
Klauss marche derrière les hommes de tête. Tout d’un coup, avec une rapidité prodigieuse, il tire sans épauler son fusil. On pourrait croire que le coup est parti accidentellement tant son action a été vive. Mais deux hommes ont bondi et ramènent un soldat viet en le soutenant par les aisselles. Il a reçu la balle de Klauss dans le gras de la cuisse et perd son sang.
Mattei fait signe d’allonger le blessé à l’écart tandis qu’Osling confectionne un garrot. Le malheureux tremble comme une feuille, mais il a toute sa connaissance. Fernandez s’est porté au côté du lieutenant.
« On l’interroge ? questionne-t-il.
– À quoi bon ? Sa présence est un aveu, son groupe devait se trouver en embuscade sur l’autre chemin. Ils ont dû envoyer ce gus en éclaireur. Il n’y a qu’à appuyer davantage à l’ouest, et ouvrir l’œil vers l’arrière, mais je pense qu’ils ne sont pas en nombre pour nous attaquer. »
Fernandez, Klauss et Osling approuvent en silence, ils savent que le lieutenant a raison.
Fernandez sort son pistolet de son étui et l’arme tranquillement.
« Qu’est-ce que tu fous ? interroge Mattei.
– Ben, je lui mets une balle dans la tête, non ? On va pas le laisser se faire becqueter par les bestioles, ou se faire récupérer par ses potes.
– C’est ça, tu lui mets une balle dans la tête devant les frangines ! Tu trouves que je n’ai pas assez d’emmerdements comme ça ? Non, sortez une civière : on l’emmène avec nous.
– Ça alors, on aura tout vu », constate amèrement Fernandez.
Deux brancardiers installent le blessé sur une civière. Lui non plus n’en revient pas. Le garrot a enrayé l’hémorragie et Osling lui a fait une piqûre calmante. Tandis que la colonne se remet de nouveau en marche, Fernandez qui a ostensiblement, sous les yeux du viet, éjecté du canon de son arme la balle qu’il y avait engagée, lui déclare :
« Toi, mon Loulou, tu peux remercier le Bon Dieu des chrétiens ! »
La nuit tombe lorsque la colonne parvient à Thu-Dien.
Mattei conduit les religieuses au réfectoire et entraîne les deux Françaises au foyer. Pour lui la véritable épreuve commence.
Il fait déboucher une bouteille de whisky et en offre aux mères Clotilde et Marie-Madeleine qui acceptent à son grand étonnement. Après avoir avalé une large rasade d’alcool Mattei se lance dans un maladroit monologue :
« Ma mère, vous devez comprendre : nous n’avons qu’un seul dortoir. Tous les lits dont nous disposons vont être mis à la disposition de vos pupilles et des enfants, mais les légionnaires devront coucher sous le même toit. Je vais donner des instructions afin que mère Marie-Madeleine et vous partagiez ma chambre. »
Curieusement, mère Clotilde ne réagit pas, elle prend sans y être invitée une cigarette dans le
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