Par le sang versé
paquet de gauloises que Mattei a laissé sur la table et l’allume calmement. Impuissante et résignée, elle déclare :
« C’est bon, lieutenant, merci pour votre chambre, nous coucherons dans le dortoir. »
La suite fut inattendue. Les légionnaires se montrèrent plus timides et pudiques que les novices qui étaient enchantées de cet intermède dans leur vie ascétique. Les plaisanteries et les boutades grossières que redoutait Mattei furent rares et mal goûtées de l’ensemble des hommes. La plupart des légionnaires s’allongèrent sur leurs grabats tout habillés. Ceux qui se dévêtirent partiellement le firent après l’extinction des feux.
Mattei avait fait distribuer aux religieuses des maillots de corps kaki dont elles allèrent se vêtir dans les salles de douches. Les tee-shirts leur tombaient au-dessus des genoux, le spectacle qu’elles offraient dans la pénombre était évocateur, mais les légionnaires s’étudiant mutuellement semblaient mettre un point d’honneur à ne pas se laisser troubler et surtout à ne pas extérioriser leurs sensations. On ne peut pourtant pas affirmer qu’ils aient bien dormi cette nuit-là.
L’insolite cohabitation devait durer deux mois pendant lesquels mère Clotilde entretint avec Mattei des rapports de plus en plus cordiaux.
Une dizaine de novices abandonnèrent leur vocation à la suite d’idylles nouées avec les légionnaires. Mais ce revirement dans leurs vies se passa avec franchise. Et les deux religieuses françaises, si elles n’approuvaient pas cette métamorphose, furent obligées d’admettre l’honnêteté dont les légionnaires firent preuve face à cette délicate situation.
L’un d’eux épousa légalement l’une des novices. Son nom est Jérôme Nielsen, il est Suédois. Il vit actuellement avec sa femme aux environs de Stockholm. Ils ont quatre enfants.
Le grand amour que connurent un caporal allemand, Hermann Bosh, et une toute jeune religieuse, Tung, qui avait à l’époque à peine seize ans, eut une issue moins heureuse.
Hermann avait seulement une vingtaine d’années. La Légion étrangère était sa première expérience militaire. Une complicité d’adolescents s’était vite créée entre le jeune Allemand et la petite Annamite. Ces jeux se transformèrent au fil des jours en amitié amoureuse, puis en véritable passion.
En raison du jeune âge de sa pupille, mère Clotilde refusa le mariage, mais après leur séparation les jeunes gens s’écrivirent. À chaque permission, Hermann se précipitait à Hanoï où Tung était restée la protégée de l’ordre religieux, jouissant d’un statut spécial. Pendant plus de cinq ans, l’amour que se portaient les jeunes gens ne s’altéra jamais. Ils s’étaient promis le mariage après la guerre. Hélas ! Hermann fut tué à Dien-Bien-Phu, et Tung, inconsolable, entra définitivement dans les ordres.
C’est le 10 juin 1947 que, profitant d’un important convoi, les religieuses furent évacuées sur Hanoï. La tristesse des légionnaires était immense et mère Clotilde elle-même ne quittait pas la 4 e compagnie sans un certain vague à l’âme.
C’est surtout Ickewitz qui déplorait le départ de la mère supérieure.
Bizarrement le géant avait été attiré par mère Clotilde qui, de son côté, s’était trouvée séduite par la naïveté du colosse. Les religieuses étaient installées à Thu-Dien depuis une huitaine de jours, lorsqu’Ickewitz vint trouver timidement la mère supérieure et lui déclara :
« Ma mère, je voudrais me confesser. »
En souriant, mère Clotilde expliqua au grand légionnaire que seul un prêtre pouvait confesser, mais consciente de la déception du géant, elle accepta de recueillir ses confidences. Le légionnaire qui jamais ne s’était livré à personne prit donc l’habitude de passer de longs moments avec la religieuse. De cette situation naquit une insolite familiarité qui faisait l’étonnement et le divertissement de Mattei.
Le 10 juin lorsque les camions s’ébranlèrent sur la piste terreuse, le géant les suivit, courant une centaine de mètres en agitant son bras, puis il regagna le camp lentement, la tête baissée, traînant les pieds.
Une émouvante tristesse enfantine assombrissait son visage de brute.
12.
D EPUIS son offensive au Tonkin, le Corps expéditionnaire français a marqué de nombreux points, il a reconquis les principaux centres : Hanoï, Haïphong,
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