Par le sang versé
Mais le tir ennemi lui fait comprendre qu’ils sont toujours sur le fleuve. Au bout d’une dizaine de minutes l’intensité du feu faiblit. Hoffmann quitte son abri et se porte sur l’autre bord de la chaloupe ; il aperçoit nettement l’arbre sur la rive opposée. Prestement, il arrache ses vêtements, saisit le cordage qui maintient le radeau des morts, en prend l’extrémité entre ses dents et plonge le plus loin possible. Lorsqu’il fait surface il se trouve encore à l’abri de la chaloupe, il tire sur le cordage pour haler l’esquif. Le radeau flotte avec peine ; les cadavres ont été superposés en deux tas et solidement attachés ; ceux du dessous sont immergés et, pour être protégé par leur masse, Hoffmann tient sa tête collée contre eux à fleur de l’eau.
Dès que l’étrange radeau parvient dans leur ligne de tir, les viets ouvrent le feu. Les corps sont criblés de balles. Hoffmann ne s’en aperçoit même pas ; il rassemble toutes ses forces pour diriger le pesant chargement jusqu’au centre du fleuve. Alors, le courant l’entraîne naturellement vers l’autre rive ; épuisé, il va s’échouer très loin en aval.
Le groupe Œsterreicher a suivi sa course et les quinze hommes se précipitent à sa rencontre. Ils ne sont pas trop pour porter le radeau et ses seize morts. Hoffmann, en slip, suit le cortège insolite et rejoint rapidement les autres rescapés de la My Huong qui ont tous réussi à traverser sains et saufs.
Destors se trouve devant un cas de conscience : le transport des morts jusqu’au poste de Lap-Vo retardera considérablement la marche – ce qui risque d’être fatal aux blessés. Il décide d’ensevelir les corps sur place et donne l’ordre de creuser une fosse commune.
La dernière pelletée de terre jetée sur la tombe géante, les hommes rassemblent le matériel et reprennent sans un mot le chemin du poste, encadrant les civils exténués.
En arrivant à Lap-Vo, les premières paroles du sous-lieutenant sont pour reprocher à Œsterreicher d’avoir enfreint les ordres en se portant à leur secours. Le sergent-chef ne s’en émeut pas, il s’y attendait et il sait également quelle va être la suite des événements. Une sanction qui sera contrebalancée par une citation. Il se fout de l’une comme de l’autre.
Dans les mois qui suivirent, la compagnie Destors resta basée à Sadec. Des relations amicales s’établirent entre Hoffmann et Geneviève Seydoux. En juillet 1947, Hoffmann est amputé au-dessus du genou à la suite d’une blessure gangreneuse. Réformé, il sera rapatrié sur le Pasteur après un long séjour à l’hôpital de Saigon. Geneviève Seydoux le suivra à Saigon et réussira à s’embarquer avec lui sur le navire hôpital. Leur trace s’arrête là : nul ne connaît à la Légion l’issue de leur aventure.
TROISIEME PARTIE
16.
T ANDIS que le 3 E Étranger est au seuil de sa grande aventure tonkinoise, que ses éléments s’apprêtent à occuper vers le nord les villes maudites de la frontière de Chine – That-Khé, Dong-Khé, Cao-Bang – qui seront son tombeau, deux autres formations de Légion étrangère sont chargées d’assurer la protection du Cambodge, du Centre-Annam et du Sud-Annam. La 13 e demi-brigade est implantée au Cambodge et dans le Centre-Annam ; le 2 e Étranger au Sud-Annam.
Comme pour l’ensemble de l’Indochine, le souci principal de l’état-major français est de maintenir la sécurité des voies de communication. Dans le Sud-Annam les viets, dans leur rage de détruire, ont rayé de la carte, mètre après mètre, le réseau routier. La route coloniale qui s’étend sur 300 kilomètres de Ninh-Hoa à Song-Phan, longeant la mer à hauteur de Phang-Rang et de Phan-Thiet, est devenue impraticable.
Le seul moyen de communication qui offre encore quelques garanties de sécurité est la voie ferrée qui serpente parallèlement à la route. Des embranchements relient son axe principal Ninh-Hoa-Suoi-Kiet (environ 290 km) aux principales villes du bord de mer : Phan-Thiet, Ninh-Hoa, Nha-Trang ; des navettes assurent le ravitaillement de ces villes côtières.
La bataille du rail commence. Embuscades, sabotages et destructions se succèdent à une cadence qui ne cesse de croître, et, à la fin de l’année 1947, l’ensemble du réseau ferroviaire du Sud-Annam est devenu, à son tour, d’une totale insécurité.
Le 13 février 1948, à huit
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