Par le sang versé
les détonations mais perçoit le crépitement des projectiles sur l’eau. D’un coup de rein il change de direction. Ça le sauve : les tireurs attendaient sa réapparition sur la ligne droite qui mène à la berge sud. Avant qu’ils réagissent Begin a de nouveau replongé. Et la nage en zigzag se poursuit. Plus il s’éloigne, plus il augmente ses chances. Le tir ennemi est pourtant d’une incroyable intensité ; une bonne vingtaine de fusils sont dirigés contre le nageur, et une mitrailleuse balaie sans interruption la surface de l’eau.
Il faut un bon quart d’heure à Begin pour gagner la rive opposée. Il arrive à se glisser dans un bosquet de roseaux où il est invisible ; alors il reste dix bonnes minutes immobile, cherchant à retrouver le rythme de sa respiration et les battements réguliers de son cœur. En face le tir n’a pas cessé mais les viets situent le nageur bien au-dessus de sa position réelle. Ils ont, par chance, mal évalué la force du courant qui a fait dériver Begin d’au moins vingt mètres.
Lorsque Begin est sûr de ne pas être repéré il commence à progresser en écartant délicatement les roseaux ; enfin il prend pied sur le sol ferme et s’enfonce en silence dans la jungle.
Il est toujours nu comme un ver mais cette idée l’amuse plus qu’elle ne l’effraie, et il marche en cherchant seulement à protéger ses pieds.
À bord de la chaloupe personne n’a pu, au-delà de la moitié du fleuve, suivre la progression du légionnaire et tous ignorent si Begin est parvenu sur la rive sud ou si son corps dérive en ce moment entre deux eaux.
« Il n’y a plus qu’à attendre, constate Destors. Veillez pour prévenir un assaut éventuel et priez Dieu pour qu’il ait réussi. »
Begin a trouvé une piste sur laquelle il marche maintenant à grands pas. Il est évident que ce chemin à peine tracé conduit à Lap-Vo ; si tout va bien, dans une heure ou deux il atteindra le poste.
Le légionnaire ne fait aucun bruit. La piste est terreuse et ses pieds nus l’effleurent à peine. Soudain, il perçoit le bruit de nombreux pas qui paraissent venir à sa rencontre. Sans hésiter, il se jette à plat ventre dans un bosquet touffu. Les pas se rapprochent, mais les hommes sont encore à une centaine de mètres. Amis ou ennemis ? Toute la question est là. De sa cachette Begin constate, rassuré, qu’il peut observer la piste sans risquer d’être repéré. Si ce sont des viets il n’aura qu’à les laisser passer tranquillement.
Après un bref instant, il n’a plus de doute, il a reconnu le pas des légionnaires, si différent et tellement plus lourd que celui des petits soldats viets. Pour plus de précaution, il attend néanmoins que la colonne soit en vue. Il ne s’était pas trompé, le sergent-chef Œsterreicher marche à la tête d’une quinzaine d’hommes. Sans se découvrir pour autant, Begin crie :
« À moi, la Légion ! »
Il en faut davantage pour dissiper la méfiance de la patrouille qui se couche instantanément dans un cliquetis d’armes. Le sergent-chef tonne en réponse :
« Oui va là ? »
– Begin, chef, 2 e bataillon, section du sous-lieutenant Destors. Je sors les mains en l’air et" je suis à poil. »
En prenant garde de ne faire aucun mouvement brusque, Begin se lève et s’avance les bras tendus au-dessus de sa tête.
Œsterreicher le reconnaît et donne l’ordre aux hommes de se relever.
« Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? Tu as joué au poker ?
– J’ai dû traverser à la nage ! Quand il m’a vu en slip, le lieutenant a dit que j’avais pas un cul, mais une cible. Alors voilà ! »
Begin relate en détail l’agression de la My Huong et la situation tragique des survivants. La patrouille s’est remise en marche. Begin est toujours nu, mais on lui a donné un fusil et une cartouchière qu’il a passée en bandoulière, ce qui rend sa silhouette encore plus inattendue et fait la joie des hommes. Poursuivant ses explications, il marche au côté du sergent-chef. Le groupe atteint les abords de la rive sud en une petite heure. Tous les légionnaires se sont déchaussés et se tapissent dans les hautes herbes.
Le sergent-chef Œsterreicher aperçoit nettement en face la chaloupe échouée et constate que le tir ennemi a cessé :
« Les fumiers ! Ils attendent l’aube pour sonner l’hallali, chuchote-t-il. Tu dis qu’ils sont au moins une centaine ? »
Begin
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