Paris Ma Bonne Ville
petit cousin, encore que vous le fussiez peu.
— J’eus,
dis-je en le saluant d’une inclinaison de tête, cet immense privilège.
— C’était
votre heur et votre sagesse, Monsieur de Siorac, dit Montaigne. Quand j’étais
de votre âge, j’avais tant appétit aux honnêtes dames que je pouvais rencontrer
que je ne me suis guère adonné aux accointances vénales et publiques, voulant
aiguiser mon plaisir par la gloire. J’étais en quelque guise comme la
courtisane Flora qui, à Rome, ne se prêtait pas à moins que d’un dictateur, ou
consul, ou censeur : je prenais mon déduit en la dignité de mes
amoureuses.
— À vrai
dire, Monsieur de Montaigne, ce n’est pas que je déprise par ailleurs les
amours populaires, y trouvant de la commodité, et parfois de l’affection où mon
cœur s’émeut.
— Mais
moi non plus, dit Montaigne, d’autant que je ne saurais me contenter comme les
Espagnols, d’une œillade, d’une inclinaison de tête, d’une parole ou d’un
signe. Qui pourrait, comme dit notre périgordin proverbe, dîner de la fumée
d’un rôt ? Il me faut viandes moins creuses, et chair plus substantifique.
Car si je mets à l’amour un peu d’émotion, je n’y mets point de rêverie.
Ha !
pensai-je, voilà toute la différence entre ce grand homme et moi ! Car j’y
mets moi, une émotion à perdre le goût du manger, du boire et presque du vivre
et en l’absence de mon Angelina, ne sais-je pas les songes infinis auxquels je
me laisse aller ?
— Vous
êtes donc, Monsieur de Montaigne, lui dis-je, quelque peu impatient de l’amour
courtois ?
— Oui-da,
dit-il avec un sourire, quand rien ne vient après lui. Il faut réserver en ce
marché un peu de sens et de discrétion. Il faut s’y plaire, mais ne s’y oublier
pas. L’amour, Monsieur de Siorac, ne devrait point conduire aux larmes ni aux
soupirs. En son essence, c’est une agitation éveillée, vive et gaie. Elle n’est
nuisible qu’aux fols. À la conduire comme je fais, je l’estime salubre, propre
à dégourdir un esprit et un corps pesant. Et comme médecin je l’ordonnerais à
un homme autant volontiers qu’aucune autre recette pour le tenir en force bien
avant dans les ans.
Ha !
certes, pensais-je, il dit fort vrai : il n’est que de comparer côte à
côte en leurs mûres années mon oncle Sauveterre et mon père, pour distinguer du
premier œil auquel des deux sa particulière humeur a le mieux profité, et si
mon père n’a pas autant soustrait des ans à son âge en façonnant des bâtards
que Sauveterre y a ajouté par son imployable vertu.
Comme on en
était arrivé aux fruits, Jacquou distribua à chacun un melon que je ne pus
manger, non plus que Giacomi et Samson, en son entièreté tant il était gros,
tandis que j’observais que Montaigne, tant il aimait ce fruit, en réclama un
second de même taille et volume après avoir glouti le premier.
— Le
mariage, poursuivit Montaigne en se torchant la lèvre, la moustache et la barbe
d’une serviette que la chambrière lui tendit, le mariage n’est qu’un plaisir
plat, j’entends sans piqûre ni cuisson. Et ce n’est plus l’amour s’il est sans
flèches ni feu.
— Mais,
dis-je, pensant à mon Angelina avec laquelle, à vrai dire, je ne me promettais
nullement de « plats plaisirs », ne peut-on apprendre à son épouse
ces enchériments délicieux qui font la volupté si vive, si aiguë, et si
chatouilleuse ?
— Nenni !
dit Montaigne en levant les deux mains. Gardez-vous, Monsieur, d’aller employer
à ce parentage vénérable les extravagances de la licence amoureuse !
Craignez avec Aristote qu’en caressant trop lascivement votre épouse, le
plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de raison ! Et qu’au moins, si
elle doit un jour s’instruire en imprudence, que ce soit d’une autre main que
la vôtre.
Ha !
pensai-je, voilà où notre sage pour une fois déraisonne, combien qu’il ait pour
lui en cette occasion Aristote, les Églises, et la commune opinion. Havre de
grâce ! Je n’instruirais pas Angelina en les mignonneries délicieuses que
j’ai apprises ! Je ne pourvoirais pas à son plaisir tout autant qu’au mien
propre ! J’attendrais un rival pour la façonner plus outre !
Cependant, je
m’accoisai, ne voulant point disputer avec ce grand esprit qui, pour peu qu’il
départît de la commune opinion et suivît son naturel, abondait en idées tant
neuves que piquantes et les exprimait
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