Paris Ma Bonne Ville
dont Montaigne se torchait les mains et la bouche, les souillant prou,
car il mangeait fort gouluement, s’excusant sur l’habitude qu’il en avait.
Vers le milieu
du repas, un petit valet qui apportait un grand plat buta du pied sur une
saillie du dallage, et s’étala, le plat se brisant en miettes, répandant aux
alentours les viandes dont il était chargé. Cela créa une grande commotion qui
fit l’entretien s’accoiser, et le petit valet se relevant tout quinaud et fort
pâle, osant à peine envisager son maître, celui-ci dit, la voix égale et sans
battre un cil :
— Jacquou,
quiers notre Margot pour qu’elle ramasse ces débris, et apporte-nous le service
suivant.
Et Jacquou
nous quittant, infiniment soulagé, je dis à M. de Montaigne combien j’admirais
en ces occasions sa philosophie, car encore qu’à Mespech on ne donnât plus le
fouet à personne, on ne laissait pas de gourmander ceux qui trébuchaient en les
devoirs de leur office.
— Ha !
dit M. de Montaigne, les hommes qui nous servent le font à meilleur marché et
pour un traitement moins favorable que celui que nous faisons aux chevaux et
aux chiens. Il faut laisser un peu de place à l’imprudence d’un valet. S’il
nous en reste en gros de quoi faire notre effet, laissons-le un peu plus courre
à merci : la portion du glaneur.
Propos qui me
ramentut ce que M. de La Boétie avait dit devant moi à mon père touchant la
moisson à Montaigne, où quelque gerbe de blé se défaisant dans le charroi, le
maître du logis défendait qu’on la refît, afin que ses épis, s’épandant,
augmentassent la provende des glaneurs. De la même guise, Montaigne observait
avec le dernier scrupule l’us ancien de laisser ses champs moissonnés en pâture
aux bêtes des plus pauvres, alors qu’à Mespech, on les labourait incontinent,
enfouissant le chaume en la terre pour l’engraisser davantage : méthode de
plus de raison et de meilleur profit, mais qui rebéqua tant les gens de nos
villages que nous eûmes dans les débuts quelques mailles à détordre avec eux.
Mais pour en
revenir à notre plaisant, plantureux et périgordin repas, je ne sais comment on
en vint à parler de l’amour et du mariage, mais M. de Montaigne fut là-dessus
d’une émerveillable franchise, aimant à vrai dire parler de soi infiniment, non
point de petite, médiocre et égoïste guise, mais comme si c’était l’entière
condition de l’homme qu’il peignait à travers ses singularités.
— Jeune,
dit-il, avec son coutumier abandon, je me suis prêté autant licencieusement et
inconsidérément qu’aucun autre au désir qui me tenait saisi. Et y ai acquis
quelque gloire, plus toutefois en continuation et en durée qu’en saillie :
Sex me vix
memini sustinuisse vices [16] .
— Six !
Monsieur de Montaigne, dis-je avec un sourire, je ne vois pas qu’on puisse se
trouver mécontent de ce chiffre. Quant à moi, j’en serais heureux.
— Je ne
le suis pas, dit Montaigne, pour ce qu’étant vicieux en soudaineté, je trouve
la volupté de l’amour vite et précipiteuse. Et je me trouve tout juste comme ce
quidam de l’Antiquité qui eût souhaité avoir un gosier tant long que celui
d’une grue afin que de savourer plus longtemps les mets qui le traversaient.
À quoi je ris
à gueule bec, et Giacomi aussi, mais non point mon pauvre Samson, qui était en
son for si désolé de ces gaillardises qu’il gardait l’œil baissé et la mine
songearde afin que d’avoir l’air de ne les point ouïr.
Montaigne me
demanda alors avec son lent sourire comment je traitais les garces que j’avais
courues une fois qu’elles étaient à moi.
— Mais
bien, dis-je, pris sans vert.
— Et bien
faites-vous, dit Montaigne, et au rebours de la plupart des hommes, pour ce que
je trouve qu’on y doit avec elles conduire un marché aussi consciencieux et
juste qu’aucun autre. Pour moi, ne voulant ni les piper ni les tromper, je ne
leur ai mie témoigné de mon affection plus que ce que j’en sentais. J’ai été si
épargnant à promettre que je pense avoir plus tenu que promis ou dû. Et enfin
je n’ai jamais rompu avec elles jusqu’au mépris et à la haine, car telles
privautés qu’elles vous accordent, obligent, au départir, à quelque
bienveillance. Monsieur de Siorac, poursuivit-il avec un sourire, j’ai ouï dire
que vous fûtes en Montpellier le protégé d’une très haute dame et qu’elle
allait jusqu’à vous appeler son
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