Paris Ma Bonne Ville
si heureusement, mêlant à son français à
s’teure des tournures latines, à'steure des mots périgordins, tant est qu’à la
fin, sa langue, tout ensemble savante et rustique, mais toujours nombreuse,
vous laissait l’oreille comblée et l’entendement content.
J’en étais là
de ces sentiments, quand Montaigne, gloutissant sa dernière tranche de melon,
hucha et porta la main à sa bouche.
— Ha !
Monsieur ! criai-je, qu’est-ce ?
— Rien,
dit Montaigne. À manger tant gouluement que je fais, je me suis mordu la
langue. Mais ce n’est rien, combien que cela fasse grand mal sur l’instant.
Ainsi, Monsieur de Siorac, vous allez à Paris. Vous y trouverez de grandes
commodités, poursuivit-il comme s’il avait tout oublié, et de la grave raison
qui m’y faisait courir et de la requête que mon père lui avait demandé de
rédiger pour ma grâce. Et quand comptez-vous départir ?
— Mais,
Monsieur de Montaigne, demain.
— Quoi !
cria Montaigne, vous me priveriez si vite, votre frère, le maître Giacomi et
vous, de vos jeunes et claires faces ! À peine là, vous voilà déjà
départis !
— Mais,
Monsieur de Montaigne, nous ne pouvons trop céans délayer, étant proscrits et
en danger d’une heure à l’autre d’être saisis et en geôle serrés.
— Il est
vrai, dit-il soupirant. Ha ! Que j’eusse aimé être des vôtres en cette
chevauchée, combien pourtant que je ne me prive point de voyager, étant allé,
il est deux ans écoulés, en Paris, laissant en mon absence le gouvernement de
ma maison à ma femme, laquelle possède, entre autres excelses vertus, la vertu
économique. D’aucuns, poursuivit-il, se plaignent que les voyages rompent le
devoir de l’amitié maritale. Je ne le crois. La continuation de se voir ne vaut
pas le plaisir que l’on sent à se déprendre et reprendre à secousses. De reste,
nous n’avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement
accolés l’un à l’autre d’une manière chiennine. Et je tiens qu’une femme ne
doit pas avoir les yeux si gourmandement fichés sur le devant de son mari
qu’elle n’en puisse voir le derrière !
Je ris à cette
saillie, et Giacomi aussi, mais non point Samson, qui l’œil sur ses mains et
ses mains sur ses genoux, se fût voulu à dix lieues de là, tant il était navré
en sa pudeur.
— Monsieur
de Siorac, poursuivit Montaigne, souffrez maintenant que je m’accoise un petit,
pour ce que je me lasse et me blesse de parler l’estomac plein. Mais cependant
que je me tais, faites-moi la grâce de me dire l’aventure qu’on vous prêta avec
un cotillon diabolique en un cimetière de Montpellier.
— Ha !
Monsieur, m’écriai-je, combien que la Mangane fût à la fin brûlée, elle n’était
point tant sorcière que je la cuidai d’abord, et le diable n’était que par
métaphore en son cotillon.
— Dites-moi
la chose, cependant, dit Montaigne, croisant les deux mains sur sa bedondaine
et m’envisageant de ses beaux yeux luisants.
Je lui obéis,
encore que je fusse bien vergogné de conter l’affaire en la présence de mon
bien-aimé Samson à qui je l’avais celée jusque-là, et que je vis ouvrir tout
grands ses yeux azuréens à ouïr ces folles indécences – c’est pourquoi je
ne veux céans en gloser plus outre, ne voulant point, comme j’ai dit, offenser
les délicates dames qui m’ont fait remontrance de mes libertés.
— Pour
les sorcières, dit Montaigne quand j’eus fini, je vois le monde entier y
croire, ou feindre d’y croire, Ambroise Paré tout le premier, lequel, en ces
matières, ne me branle ni m’éblouit, étant grand médecin, mais non point, hors
la médecine, instruit. À Bordeaux, y ayant un procès de sorcellerie où tous,
avant que de juger, criaient au démon, les prêtres comme le populaire, je ne
voulus point me laisser à l’avance garrotter le jugement, et je fus voir ces
pauvres garces, et leur parler, sans appareil de bourreau, ni de brodequin. Je
trouvai des folles à lier, certes, mais sans rien du diable qu’en leur
imaginative et relevant de l’ellébore plus que de la ciguë.
Je fus fort
aise d’ouïr M. de Montaigne opiner ainsi, ayant trouvé en Montpellier si peu de
gens à décroire ce que les juges et les prêtres tenaient pour constant, quand
ils dépêchaient au bûcher tant de ces misérables qui, se trouvant la jugeote
déviée et faisant hommage à Satan de cette déviation, s’en donnaient à
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