Paris vaut bien une messe
Je l’ai vu.
Les tueurs égorgeaient sans que leur main tremblât, avec
l’assurance de qui exécute le jugement de Dieu.
Et chacun, durant ces jours-là, a su qu’une aubépine morte,
fleur séchée devant la statue de la Vierge, au cimetière des Innocents, s’était
mise à refleurir, signe de la satisfaction de Dieu devant le bon travail qui
s’était accompli dans Paris.
Je me suis rendu au cimetière des Innocents et j’ai entendu
les cloches de son église carillonner pour que la bonne nouvelle du miracle
soit connue de tous.
Autour de la statue de la Vierge, j’ai vu des hommes et des
femmes, les yeux exorbités, crier, prier, sauter sur place, se tordre, être
emportés, soulevés par la joie du miracle.
Puis ils quittaient le cimetière des Innocents en courant
pour aller plus vite tuer d’autres hérétiques, faire couler ce sang qui avait
irrigué l’aubépine et allait faire reverdir le royaume de France.
Ainsi se sont passées les choses durant ces quatre jours
écoulés depuis cette nuit du dimanche de la Saint-Barthélemy, le 24 août
1572.
Aujourd’hui, le roi s’est rendu en procession au cimetière
des Innocents afin de contempler lui aussi le miracle de l’aubépine.
Il s’est agenouillé devant la branche refleurie.
J’étais non loin de lui, auprès de Diego de Sarmiento, au
premier rang de tous les ambassadeurs.
Le visage de Charles IX était d’une extrême pâleur et
ses mains tremblaient. Il m’a semblé que son corps oscillait et il a eu du mal
à se redresser, reprenant à pas lents la tête de la procession.
Il ne m’a pas paru habité par le sentiment de la victoire
qu’il venait de remporter, plutôt par la crainte.
On murmure qu’il a convoqué le chirurgien Ambroise Paré,
épargné bien qu’on le soupçonnât d’huguenoterie et qu’il eût soigné l’amiral de
Coligny après l’arquebusade dont celui-ci avait été victime. Charles se serait
plaint d’avoir l’esprit et le corps grandement émus, comme pris d’une forte
fièvre.
Il lui semble à tout moment, aurait-il confié, qu’il veille
ou qu’il dorme, que les corps massacrés approchent de son visage leurs faces
hideuses, couvertes de sang. Il jure qu’il n’a pas voulu que fussent compris
dans le massacre les imbéciles et les innocents.
Mais ils l’ont été, Illustrissimes Seigneuries, et Dieu seul
a le pouvoir de faire ressusciter les morts. »
16.
« Je vis dans l’attente de la mort », a écrit Anne
de Buisson.
C’est la première ligne du journal qu’elle a tenu tout au
long de sa vie. Elle l’a commencé à la fin de l’après-midi du dimanche
24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy. Elle s’était réveillée en
sursaut, découvrant cette chambre du premier étage de l’hôtel de Venise où,
elle s’en souvenait peu à peu, Bernard de Thorenc l’avait conduite après
qu’elle se fut agenouillée dans la cour de l’hôtel, que le prêtre lui eut
demandé de renier sa foi, qu’il eut posé la main sur ses cheveux.
À ce souvenir elle avait frissonné, bondi hors du lit, les
mèches dénouées, pieds nus – mais qui l’avait déchaussée ? Et, tout à
coup, elle avait entendu des cris, des hurlements, ou plutôt des aboiements, et
ce battement du tocsin dont elle avait eu l’impression qu’il ébranlait sa tête
comme si elle avait été le métal heurté, vibrant.
Elle s’était précipitée vers la fenêtre, écartant la
tenture, éblouie par l’ardent crépuscule.
Elle avait vu, au coin de la rue des Poulies et de la rue
des Fossés-Saint-Germain, deux enfants qui tiraient un corps nu mutilé, puis
des hommes portant à pleines brassées des vêtements, d’autres qui, accroupis
sur les pavés vidaient le contenu d’un coffre. Autour d’eux gisaient des corps
nus, ensanglantés, hommes et femmes, celles-ci jambes écartées, les seins
tranchés, enveloppées de pièces de tissu qu’elles portaient comme de grandes
écharpes.
Anne avait crié, la porte de la chambre s’était ouverte et
elle avait vus’y encadrer Vico Montanari. Elle n’avait pas eu besoin de
l’interroger pour qu’il lui dise que Bernard de Thorenc était reparti, mais
qu’elle se trouvait en sûreté, qu’elle pouvait demeurer là tant que – il
avait eu un mouvement du menton en direction de la fenêtre – cela
durerait.
Elle avait joint les mains comme on prie, avait dit d’une
voix suppliante et affolée qu’elle voulait du
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