Paris vaut bien une messe
bouche, ce sang qui l’a étouffé est
celui des massacrés, de ceux sur lesquels il a tiré depuis sa fenêtre comme
s’il visait du gibier, de ses compagnons de jeu qu’il a laissés égorger,
transpercer sous ses yeux à coups de hallebarde. C’est le sang du remords. À
moins…
Il s’est arrêté tandis que la foule, si dense sur le quai de
l’École, les bousculait.
— À moins que sa mère ne l’ait empoisonné. La reine
Catherine sue la mort…
Puis, tout à coup, il a murmuré :
— Elle est donc partie avec ce Terraccini ?
Il a esquivé une grimace, la bouche tordue, ajoutant qu’il
avait connu autrefois, quand il était encore jeune, comme ce Leonello
Terraccini, une femme, Mathilde de Mons, qui avait des tresses blondes comme
celles d’Anne de Buisson. Il l’avait retrouvée heureuse dans le harem de
Dragut-le-Débauché.
— Les femmes sont ainsi, a-t-il conclu en haussant les
épaules.
Il s’est remis à marcher, tête baissée, puis, d’un mouvement
du menton, il a montré les lavandières qui, agenouillées, bras rougis,
frottaient les draps des palais et des nobles demeures.
— Même celles-là, a-t-il murmuré.
Et, après quelques pas :
— Même les reines.
Il a entrepris de raconter ce qu’Enguerrand de Mons et Diego
de Sarmiento rapportaient de ce qui se passait au Louvre où Marguerite de
Valois, l’épouse de Henri de Navarre, se couchait sous tous les hommes qu’elle
rencontrait.
C’était, à les entendre, une dépravée qui n’avait qu’une
seule pensée : satisfaire ses appétits, même avec ses frères, et ce depuis
l’âge de douze ans.
Au lieu d’amoindrir ses désirs, le temps n’avait fait
qu’augmenter ses vices, et, aussi mouvante que le mercure, elle branlait pour
le moindre sujet qui l’approchait.
Elle était même allée déterrer la tête d’un de ses amants,
décapité sur ordre du roi, et elle l’avait enfouie de ses propres mains dans la
chapelle des Saints-Martyrs, sous Montmartre.
Son époux et ses frères, François d’Alençon et le mignon
Henri III, ses compagnons de jeu, montraient la même lubricité qu’elle.
— Ils vont des unes aux autres, et Catherine de Médicis
leur jette entre les jambes des jeunes femmes qui les épuisent. L’on dit même
que Henri de Navarre a perdu conscience pendant plus d’une heure, tant il s’est
donné à cette volupté. Et tous se disent chrétiens, tous s’agenouillent devant
l’autel !
Voilà la cour, et celle d’Espagne est à cette image, et
chacun de laisser derrière lui bâtards de prince ou de roi.
Thorenc a hoché la tête.
— J’ai connu don Juan, bâtard de Charles Quint…
Il s’est de nouveau arrêté puis a repris :
— J’observe Henri de Navarre chaque fois que je me
rends au Louvre. Je n’ai jamais vu homme aussi joyeux, qui court de l’alcôve au
jeu de paume. Il rit avec les massacreurs de ses gentilshommes. Il danse, la
cuirasse sous la cape, la dague dans la manche du pourpoint, parce que –
c’est ce qu’il a dit à Enguerrand de Mons – « nous sommes presque
toujours prêts à nous couper la gorge les uns les autres ». Mais il danse,
Montanari, il festoie comme s’il n’y avait pas eu massacre des siens, de ces
gentilshommes que son mariage avait attirés à Paris. Lorsqu’ils avaient voulu
sortir du sac, sentant qu’on allait les y enfermer pour les tuer, il leur avait
promis sur sa propre vie qu’ils étaient en sûreté, que le roi Charles le lui
avait juré.
Thorenc a ajouté d’une voix rauque :
— Celui-là est mort, le sang du remords plein la
bouche. Mais Henri danse et couche, il rit et s’ébroue au récit des amours de
son épouse Margot. Ce sont là princes chrétiens ! Demain Henri sera
peut-être roi. Les huguenots l’espèrent. Mais tous ceux-là, je les vois,
Montanari, comme si j’étais Dante marchant dans l’enfer aux côtés de Virgile et
y découvrant les damnés.
Ils ont ainsi parlé presque chaque jour, et Vico Montanari,
rentré à l’hôtel de Venise, faisait rapport aux Illustrissimes Seigneuries de
la Sérénissime de ce qu’il avait appris.
Il ajoutait que d’autres que Bernard de Thorenc partageaient
ses regrets – son dégoût – pour tout le sang versé, et que ces
sentiments étaient d’autant plus vifs que la guerre entre huguenots et
catholiques se préparait, que la religion apparaissait dans chaque camp comme
un simple prétexte.
On massacrait au nom de
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