Paris vaut bien une messe
Il
se souvenait de l’assaut que j’avais conduit contre la galère la Sultane, au
cours duquel Ali Pacha avait péri.
— Il a été l’esclave des Barbaresques, ajouta
Sarmiento. Lui et moi avons été enchaînés au même banc dans les chiourmes
musulmanes.
Don Juan écarta les bras, souligna en riant qu’il n’avait
d’un Maure que l’apparence.
J’ai marmonné que l’imitation était si parfaite qu’on aurait
pu s’y laisser prendre.
Diego de Sarmiento et don Juan ont échangé un regard.
Le premier a semblé hésiter à me répondre, puis il a ri à
son tour, imitant le second.
J’étais, a-t-il repris en pesant sur mes épaules, le
gentilhomme catholique que les huguenots pouvaient écouter. Mon frère était
l’un de leurs chefs. Et n’avais-je pas sauvé la vie de cette huguenote dont on
disait qu’elle était l’une des préférées du roi de Navarre ?
— Tu la verras, a murmuré Sarmiento.
C’était bien ce qui m’incitait à partir.
22.
J’ai vu Anne de Buisson dès le jour de mon arrivée à Nérac.
J’étais fourbu, la peau tannée par le vent de la course, par
la pluie qui m’avait accompagné jusqu’au-delà de Tours, puis par le soleil qui
m’avait brûlé.
J’avais le pourpoint déchiré, car j’avais dû à plusieurs
reprises gagner les futaies, me jeter dans les fossés pour éviter les bandes de
pillards, ces soldats en maraude qui mettaient le feu aux récoltes,
rançonnaient les villages, violaient les femmes, coupaient les oreilles et le
nez, et parfois – je l’ai vu – empalaient les hommes qui tentaient de
leur résister.
Ces « picoreux » volaient les chevaux,
détroussaient les cavaliers, et certains m’avaient poursuivi jusqu’à la nuit,
au cœur des forêts où j’étais parvenu à leur échapper.
J’avais traversé des villages incendiés, écouté les paysans
qui se lamentaient et maudissaient ces brigands qui prétendaient agir au nom de
leur religion, dévalisant ici les églises, saccageant là les temples,
catholiques s’il fallait voler des huguenots, huguenots s’il fallait dépouiller
des catholiques.
Cependant, au fur et à mesure que je m’étais enfoncé dans les
provinces huguenotes, j’avais senti que l’ordre était ici comme un printemps
dont on voit pointer les premières pousses.
Je pouvais m’asseoir dans une auberge, à Agen, et entendre
un marchand me dire que le roi Henri voulait que « l’on vive et se comporte
aimablement les uns avec les autres, sans quereller, injurier, provoquer,
troubler ni empêcher respectivement en leur religion, jouissance de leurs
biens, sans rien entreprendre les uns contre les autres ».
Et ce marchand, en me versant à boire, avait ajouté :
« Nous sommes tous du royaume de France, concitoyens d’une même
patrie. »
Sur la route menant à Nérac, j’avais vu sécher, pendus à
quelques arbres, des soldats aux uniformes lacérés, aux yeux picorés par les
corbeaux, eux qui avaient tant « picoré » les biens des
paysans !
À l’entrée de Nérac, j’ai même vu deux hommes dont on venait
de trancher le poing parce qu’ils avaient pris les armes dans une ville de la
province.
Peut-être ce roi de Navarre était-il homme d’ordre et de
paix ?
Je l’ai espéré.
J’ai donc marché dans les rues de Nérac en tenant mon cheval
par la bride.
On me regardait avec une curiosité bienveillante, comme si
la douceur du temps, la tiédeur des pierres rose et ocre rendaient les gens
aimables. Je me souvenais de la haine que l’on ressentait à chaque pas, quai de
l’École ou rue de l’Arbre-Sec. Paris était un volcan qui ne cessait de gronder.
Ici semblait régner une nonchalante gaieté.
On m’a accueilli au château qui dominait le méandre d’une
rivière.
J’ai découvert les grandes salles auxquelles des tentures et
des tapisseries brodées de velours, de satin et d’or, conféraient une allure
opulente. Je me suis avancé jusqu’à l’une des portes ouvrant sur le jardin. Des
allées bordées de lauriers et de cyprès descendaient jusqu’à la berge.
Tout à coup, auprès d’une fontaine, j’ai découvert Anne de
Buisson, plus blonde qu’elle n’était dans mon souvenir. Elle portait une robe
bleue à larges plis, boutonnée jusqu’au cou. Mais la couleur en était si vive,
la taille si serrée, la dentelle blanche autour du cou et des poignets était si
abondante qu’on eût dit une robe de bal, non l’austère tenue
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