Perceval Le Gallois
notre maîtresse, la fille du Pêcheur, l’a porté. Sache, seigneur, qu’elle te le prête, aussi longtemps qu’on n’aura pas taillé de nouveaux vêtements pour toi. Elle ne pouvait te refuser semblable privilège, car tu es, si je ne me trompe, un homme d’un très grand mérite, et nous nous réjouissons tous de te recevoir. – Dieu vous récompense tous de vos soins, répondit Perceval. J’espère me montrer digne de la confiance dont vous m’honorez. »
On lui servit à boire dans une belle coupe d’or et on prit grand soin de lui. Mais il s’étonnait malgré tout de la grande tristesse dont semblaient affligés tous les gens de la forteresse. Il eût bien aimé leur en demander la raison, mais les conseils de Gornemant hantaient sa mémoire : ne jamais poser de question indiscrète, ne jamais parler sans y être invité, ne jamais se mêler des affaires d’autrui. Aussi décida-t-il de garder le silence. Mais, alors qu’il commençait à sentir le sommeil lui appesantir les paupières, un homme bouffi d’une folle arrogance parut, qui lui cria : « Paresseux ! Qu’attends-tu pour te présenter devant notre maître ? »
Perceval bondit sur ses pieds. S’il avait eu son épée, nul doute qu’il ne l’eût brandie et n’en eût tranché la tête de l’impudent. Il serra son poing droit avec une telle violence que le sang lui jaillit des ongles et inonda toute sa manche. « Seigneur ! dirent les chevaliers qui l’entouraient, calme-toi ! Cet homme est le bouffon de notre maître, et il a le droit de faire toutes les plaisanteries qui lui traversent la cervelle, quel que soit l’abattement dont nous soyons nous-mêmes tous frappés. Daigne, par courtoisie, seigneur, lui pardonner, car il ne pensait pas mal faire. Il voulait seulement te dire que le Pêcheur, ton hôte en cette forteresse, était arrivé et qu’il te recevrait sitôt que tu jugerais bon de l’aller trouver. Nous t’en prions, calme-toi et va le rejoindre, car il désire te prodiguer les marques de sa bienveillance. » Perceval comprit qu’il s’était mis en colère pour peu de chose. « Désormais, se dit-il, je ne manifesterai plus rien de mes émotions. » Et il emboîta le pas au bouffon.
Ils pénétrèrent ainsi dans une grande salle. En haut des murs brillaient cent lustres où étaient fichées d’innombrables chandelles, tandis que plus bas palpitaient de petits candélabres. On voyait aussi trois cheminées carrées, ciselées dans le marbre, et où flambaient des bûches si colossales que Perceval n’en avait jamais vu de semblables. De bronze massif, les hautes colonnes qui soutenaient les cheminées étincelaient comme de l’or pur, tant les faisait resplendir la clarté du foyer. Enfin, au milieu de la salle, Perceval aperçut, assis sur un lit drapé d’une couverture à la blancheur immaculée, un vieillard dont la tête était recouverte d’un chaperon de zibeline noire comme la mûre, où s’enroulait une torsade pourpre. Quelques touffes de cheveux blancs émergeaient de cette coiffure, et le vieillard, un coude appuyé sur la couche, avait un air pensif que Perceval reconnut tout de suite : c’était le Pêcheur qui, de sa barque, sur la rivière, l’avait invité pour la nuit dans sa demeure. Aussi s’inclina-t-il devant lui.
« Mon garçon, dit le Pêcheur, j’espère que tu ne m’en voudras pas de ne pas me lever pour te faire honneur mais, ainsi que tu peux le constater, je ne suis guère libre de mes mouvements : voilà longtemps que ma jambe me fait souffrir d’une blessure inguérissable. – Au nom de Dieu, seigneur, répliqua le Gallois, ne te soucie pas de cela. C’est très bien ainsi. » Le Pêcheur pourtant s’en souciait quelque peu, car il se souleva et se redressa le plus qu’il put sur sa couche. « Mon garçon, dit-il, approche-toi sans crainte et assieds-toi près de moi, je te le demande par grande amitié. » Perceval s’assit à côté du Pêcheur. « Mon garçon, reprit celui-ci, d’où viens-tu aujourd’hui ? – Seigneur, je suis parti ce matin d’une forteresse dont j’ignore le nom, où j’ai été reçu par un vieil homme et ses deux fils, l’un très blond, l’autre très brun. – Sur ma foi, tu as fait là un long voyage, car la forteresse dont tu me parles ne se trouve guère tout près d’ici. Mais, dis-moi : d’où vient que tu n’aies pas d’épée ? – Mon hôte m’a fait jouer du bâton contre un de ses fils
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