Perceval Le Gallois
puis il m’a prié de frapper de mon épée un crampon de fer qui se trouvait fixé dans le sol de la salle. Deux fois mon épée s’y est brisée en deux morceaux que j’ai pu néanmoins ressouder. Mais, la troisième fois, il m’a été impossible de la réparer. Voilà pourquoi je n’en ai plus.
— Comment feras-tu, demanda le Pêcheur, si l’on t’attaque ? – Je puis utiliser mes poings, répondit Perceval, ce ne sera pas la première fois. » Ils continuèrent à deviser de choses et d’autres jusqu’au moment où pénétra dans la salle une jeune femme revêtue d’un long manteau de voyage en lin vert soutaché de rouge et qui, sur ses deux paumes, portait une épée en son fourreau. Elle se dirigea droit vers le Pêcheur, s’inclina devant lui et lui remit l’épée. Celui-ci la prit dans ses mains et en examina attentivement le fourreau richement orné. Puis il tenta d’en tirer la lame et n’y put parvenir. Après plusieurs essais infructueux, il dit à Perceval : « Mon garçon, essaie de tirer cette épée. » Perceval s’empara du fourreau, le tint solidement dans sa main gauche, et sans difficulté, de sa main droite, en retira l’épée : faite d’un acier qui semblait très dur, la lame étincela des mille feux des lustres et des candélabres.
« Seigneur roi, dit la jeune femme, s’adressant au Pêcheur, j’ai accompli un long trajet pour venir t’apporter cette épée. C’est ta nièce, la Dame du Lac, qui t’en fait présent. Tu ne verras jamais d’épée plus légère pour sa taille. Elle a été forgée et trempée par le plus habile forgeron que l’on connaisse, et je puis te dire son nom : Govannon, fils de Dôn, dont les pouvoirs magiques sont reconnus de tous. Il n’a jamais forgé que trois épées. La première est celle que possède le roi Arthur. La seconde, celle-ci, seul l’homme à qui elle est destinée peut la dégainer. Quant à la troisième, je n’en puis parler. Mais sache, seigneur roi, que l’épée que tient ce jeune homme ne peut se briser qu’une seule fois, et que seul peut la réparer celui-là même qui l’a fabriquée. Encore devra-t-il en mourir. Voilà le message dont m’a chargée ma maîtresse, la Dame du Lac. – Il me semble, dit le Pêcheur, que ce garçon est en effet celui à qui revenait l’épée, puisqu’il n’a eu aucun mal à la retirer du fourreau. – Tel est aussi mon avis », dit la jeune femme.
Alors, le Pêcheur se tourna vers Perceval. « Mon garçon, dit-il, cette épée est maintenant à toi. Prends-la, mais souviens-toi qu’il te faudra t’en montrer digne, et qu’elle ne peut se briser qu’une seule fois, cela sans qu’il te soit possible de savoir ni quand ni comment. – Seigneur, répliqua Perceval, je m’en souviendrai, sur ma foi. » Et, tout fièrement, le Gallois remit l’épée au fourreau, l’en retira une seconde fois et brandit la lame qui, dans la lumière des lustres et des candélabres, jeta mille irisations. Enfin, il la rengaina et la confia au valet qui gardait ses armes.
Puis il se remit à deviser avec le Pêcheur. Les flambeaux qui illuminaient la salle répandaient une telle clarté qu’on se serait cru en plein jour. De nombreux chevaliers de belle prestance étaient assis tout autour, par petits groupes et, semblait-il, sans aucune préoccupation que de se divertir. C’est alors que, franchissant une petite porte, un valet survint, tenant par le milieu de la hampe une lance éblouissante de blancheur. Il passa entre les foyers et le lit où se trouvaient Perceval et son hôte, et chacun put voir qu’une goutte de sang perlait à la pointe du fer de la lance et ruisselait jusqu’à la main de l’homme qui la portait. Sur-le-champ, tous les assistants se mirent à pleurer et si fort que la salle retentit de gémissements et de lamentations. Fort intrigué par ce spectacle et par la désolation qui s’était emparée de tous, Perceval aurait bien voulu savoir de quoi il retournait. Mais, se souvenant des recommandations de Gornemant, il n’eut garde de poser la moindre question, de peur de paraître indiscret ou inconvenant. « Sans doute, se dit-il, sont-ils bouleversés par le souvenir d’un événement malheureux. »
Après avoir porté la lance jusqu’au bout de la salle, le valet revint sur ses pas, passa derechef entre les foyers et Perceval puis disparut par la porte d’où il avait surgi. Aussitôt, les cris et les lamentations cessèrent, et les
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