Perceval Le Gallois
jongleurs et, peu à peu, il négligeait joutes et combats. Lorsque le roi Arthur parla de partir sur les traces de Perceval, il préféra demeurer coi, et tandis que tous, écuyers, valets et chevaliers, s’apprêtaient, lui-même alla en son logis s’enfermer dans sa chambre en compagnie d’Énide.
Les jours suivants, il ne se montra guère au-dehors : il se trouvait bien où il était et il n’avait nulle intention d’en bouger. Mais son attitude provoqua d’abord force murmures parmi l’entourage, bientôt des moqueries, des reproches enfin. On disait de lui qu’il n’avait accompli d’exploits qu’afin d’épouser Énide et qu’il était mieux à son affaire dans un lit avec une femme que dans un combat pour l’honneur. Ces propos finirent par arriver aux oreilles d’Énide qui en fut des plus chagrinées. Elle ne savait toutefois que faire : devait-elle révéler à son mari les rumeurs qui couraient sur son compte, ou bien se taire et supporter des remarques de plus en plus méchantes ? N’allait-on pas répétant même que son mariage avec Énide lui avait seulement servi de prétexte pour se dispenser du service du roi, et qu’il pouvait de la sorte satisfaire sa paresse et sa couardise tout en paraissant un brave chevalier ? De telles insinuations n’étaient certes pas du goût d’Énide, et elle avait beau rabrouer les médisants, elle s’avouait à part elle qu’ils n’avaient pas tout à fait tort.
Un matin, Érec et Énide se trouvaient au lit, elle sur le bord, lui sous les draps, dans leur chambre vitrée. Le soleil dardait ses rayons sur la couche. La poitrine et les bras découverts, Érec dormait d’un profond sommeil. Quant à Énide, elle se prit à s’extasier sur la merveilleuse beauté de son mari, sans pouvoir s’empêcher de murmurer : « Malheureuse que je suis si, par ma faute, ces bras et cette poitrine perdent toute la gloire et toute la réputation qu’ils avaient conquises ! »
Et, en parlant ainsi, elle laissait ses yeux verser des larmes si abondantes qu’elles finirent par tomber sur la poitrine d’Érec. Ces larmes, ainsi que les paroles qu’Énide venait de prononcer, le réveillèrent. Il en fut d’autant plus fâché qu’une autre pensée le mit en émoi : il soupçonna que la seule sollicitude pour lui n’avait pas dicté ces pleurs et ces paroles amères ; il s’imagina que, lui préférant un autre homme, elle désirait se séparer de lui. Une atroce jalousie entra dans son cœur, et son esprit fut si troublé qu’il se leva d’un bond et alla trouver son valet : « Fais sur-le-champ préparer mon cheval et mes armes », lui dit-il. Puis, revenant vers Énide, il lui dit d’un ton lourd de rancœur : « Femme, lève-toi, fais seller ton cheval et prends, pour chevaucher, le vêtement le plus mauvais que tu possèdes. Je t’emmène avec moi, puisque tu prétends que j’ai perdu la gloire et la réputation que j’avais conquises. Honte sur moi si tu reviens ici avant d’avoir appris que mes forces sont moins exténuées que tu ne l’affirmes ! Et si tu cherchais un prétexte pour demeurer seule avec l’homme que tu désires, eh bien, tu as fait un piètre calcul ! »
Sans répliquer, bien que ce discours l’eût abasourdie, Énide obtempéra sur-le-champ et revêtit un habit négligé. « J’ignore tout de ta pensée, seigneur, dit-elle enfin, mais je t’obéis en épouse fidèle. – Tu n’en sauras rien pour l’heure, grommela Érec, et feras sagement de ne m’en plus parler ! » Sur ces mots, il alla trouver un ancien serviteur de son père en qui il avait toute confiance : « Je pars, lui dit-il, pour affaire et ne sais trop quand je reviendrai. Veille donc sur la maison jusqu’à mon retour. – Je le ferai, promit le vieil homme, mais permets-moi de m’étonner : à quoi rime ce départ brusqué ? Il eût mieux valu suivre le roi Arthur. Il n’est pas prudent de courir les routes sans compagnie. Pars-tu seul ? – Une personne vient avec moi, répondit Érec. – Dieu te garde et te conseille, reprit le vieillard, et puissent nombre de gens recourir à toi dans leur nécessité ! Ainsi pourras-tu montrer à tous que tu es digne de tes ancêtres. »
Érec alla quérir son destrier qu’il trouva harnaché d’un équipement solide et brillant. À Énide, il ordonna de monter en selle, de le précéder et de prendre une forte avance. « Quoi que je fasse, quoi que tu voies ou entendes, lui
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