Perceval Le Gallois
dit-il, je t’interdis de revenir en arrière. À moins que je ne te parle, ne m’adresse pas un seul mot, ou je t’en tiendrai rigueur, sache-le. » Et, dans cet équipage, ils sortirent tous deux de Kaerlion sur Wysg.
Ce ne fut point la route la plus agréable ni la plus fréquentée qu’Érec fit prendre à Énide, mais la plus déserte, celle où pullulait l’occasion de rencontrer brigands, vagabonds ou bêtes venimeuses. Ils parvinrent ainsi sur un grand chemin pavé, le suivirent jusqu’à un grand bois au travers duquel ils chevauchèrent. Au sortir du bois, ils aperçurent quatre cavaliers à l’affût sur une hauteur. Ceux-ci les virent également, et l’un d’eux dit : « Voici une bonne aubaine pour nous : les deux chevaux et la femme, tout sera nôtre sans effort. Car, certes, ce chevalier tout seul, là-bas, la tête penchée, ne saurait guère nous résister ! » Énide entendit ces mots mais, de peur de mécontenter Érec, elle hésita sur la conduite à tenir. « La vengeance de Dieu étant sur moi, se dit-elle enfin, autant recevoir la mort de la main d’Érec que de la main d’un autre ! Dût-il me tuer de colère, je l’avertirai plutôt que de le laisser frapper à l’improviste ! » Elle ralentit le pas de son cheval et attendit son mari. Quand celui-ci, toujours plongé dans ses tristes pensées, fut à sa hauteur, elle lui dit : « Seigneur, entends-tu les propos que ces gens, là-bas, tiennent sur ton compte ? » Levant les yeux, il la dévisagea d’un air sévère : « Tu n’avais rien de mieux à faire que d’observer l’ordre que je t’avais donné, c’est-à-dire te taire ! Ta sollicitude à mon égard me paraît aussi fallacieuse que ton avertissement ! Et quelque secret désir que tu aies de me voir tuer et mettre en pièces par ces hommes-là, je n’éprouve pas la moindre appréhension, sache-le, et je saurai bien me défendre ! »
Au même moment, le premier des quatre hommes mit sa lance en arrêt et se précipita. Or, Érec l’attendait déjà de pied ferme, qui, esquivant le choc, s’élança à son tour sur le cavalier. Il lui heurta si violemment son bouclier que celui-ci se brisa, que l’armure se fendit, qu’une bonne coudée de hampe de la lance lui entra dans le corps et le jeta mort à terre par-dessus la croupe de son cheval. Le second cavalier l’assaillit alors avec fureur afin de venger son compagnon mais, d’un seul coup, Érec lui fit mordre la poussière et le tua de même. Le troisième qui chargea, Érec l’occit comme les précédents. Quant au quatrième, en voyant la tournure que prenaient les événements, il préféra s’enfuir.
Énide avait assisté au combat, le cœur alourdi de tristesse. Érec mit pied à terre, dépouilla de leurs armures ses adversaires, en chargea les selles et, ayant lié les chevaux ensemble par le frein, remonta lui-même sur son destrier. « Voici ce que tu vas faire, dit-il à Énide : prends les trois chevaux et pousse-les devant toi. Précède-moi, comme je te l’ai ordonné tout à l’heure, et garde-toi de souffler mot si je ne t’adresse moi-même la parole. Je le déclare devant Dieu : si tu n’obéis pas point par point, tu t’en repentiras amèrement. – Je ferai tout mon possible pour te satisfaire », répondit humblement Énide.
Au-delà du bois, ils abordèrent une vaste plaine au centre de laquelle se trouvait un taillis mal entretenu hérissé de ronces. En émergèrent trois hommes équipés en guerre et montés sur des chevaux couverts, comme eux-mêmes, d’armures à l’aspect très solide. Énide les observa venir avec beaucoup d’attention. Quand ils furent tout près, elle entendit distinctement les propos qu’ils échangeaient. « Voyez, disait l’un d’eux, l’excellente affaire ! Par Dieu, elle ne nous coûtera guère d’efforts ! Nous aurons à bon marché ces quatre chevaux et ces trois armures, sans compter la fille. Quant au chevalier, je le vois trop pensif pour nous opposer la moindre résistance : à nous aussi son cheval et ses armes ! »
« Hélas ! se dit-elle, ils disent vrai ! Érec est si fatigué de sa lutte contre les trois brigands qu’il est en train de s’endormir sur son cheval. Il se laissera surprendre sans même réagir. La vengeance de Dieu soit sur moi si je ne l’avertis immédiatement ! » Elle retarda donc l’allure de son cheval et attendit Érec. Quand il fut près d’elle, elle lui dit
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